Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1074

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

corps. Je cuisine très joliment ; les bécasses sont à point, et pour le salmis, je suis un César.

— À ta guise, dit M. Cazalis ; ne perdons pas de temps. J’ai grand’faim, une faim de loup.

Ils étaient encore à table lorsque la Zounet revint ; elle vida silencieusement ses poches sur la crédence. Rien n’était plaisant comme le calme affecté de cette bouillante fille. Quand elle vit qu’on ne se méfiait plus d’elle, d’un tour de main elle enleva les bouteilles. — Nous voilà pris, dit le lieutenant. Bien joué !

— Et celle-ci ? dit Tistet en tirant de sa grande poche une bouteille cachetée. Il faut toujours se garder à carreau.

— Tiens, tu es un homme d’esprit, dit M. Cazalis.

— Oui vraiment, dit Tistet ; ma famille est originaire de Marseille. Les Tistet sont très anciens, savez-vous ? Attaquons le grenache.

Si personne n’était venu les troubler dans leur tête-à-tête, ils se seraient sans doute contentés d’un verre ou deux de ce vin de liqueur ; mais comme ils buvaient en contrebande, à la hâte, ils ne songèrent pas à se ménager, et toute la bouteille y passa. M. Cazalis était très monté. — Mais ce vin n’est pas du tout capiteux, disait-il ; encore une des inventions de ma sœur ; je me sens tout gaillard ! Tistet, mes crûs de la Pioline peuvent lutter avec l’Espagne. Qu’elle y revienne, cette Zounet ! Ah ! c’est décidé, tu ne me quittes plus, tous les jours nous dînerons ensemble. À l’avenir je veux vivre à ma fantaisie.

— Eh ! eh ! comme vous y allez ! répondait Tistet. Et les cotillons ? Par des discours de ce genre, il l’excitait à petit feu. Il se mit à parler du siège de Lamanosc, de la belle barricade, de la discipline des volontaires, de leur obéissance. Réveiller les souvenirs de cette nuit militaire, c’était toucher la corde sensible, c’était mettre en vif relief les tyrannies de la servante. En se rappelant quelle grande dictature il avait exercée à Lamanosc, le lieutenant reprenait goût à l’autorité, il rougissait de son esclavage ; le vin de Grenache lui montait à la tête, et les projets les plus hardis fermentaient dans son esprit. Les deux amis se levèrent de table et s’en allèrent en promenade autour de la Pioline, bras dessus, bras dessous, fumant des cigares et causant des choses de leur métier.

À l’aile droite de la Pioline, il y avait un grand balcon de fer d’où l’on dominait autrefois toute la vallée, par-delà les bois des Gargorys ; mais la fenêtre de ce balcon était murée depuis le jour où Mlle  Blandine, qui ne rêvait qu’armoires, avait transformé en placards tout son corridor. — Ah ! Tistet, disait le lieutenant, ce balcon sans fenêtre est absurde ! Voilà dix ans que je regrette mon corridor ! — Il tourna la tête : le sergent était déjà dans le corridor,