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— Et nos dames, que font-elles ? dit le lieutenant ; priez-les de monter.

— Jour du ciel ! nos dames ! il leur faudrait un grand escalier pour venir ici. Elles sont loin, mes bonnes maîtresses !

— Ah ! c’est vrai, dit M. Cazalis, qui tant bien que mal rassemblait ses souvenirs. — Et quand reviendront-elles ?

— Quand il leur plaira : dans des mois, dans des années, si c’est leur idée. Ça ne regarde qu’elles ; Mlle  Blandine est sa maîtresse, je pense ! Mais je me sauve ; les chats rôdent autour de ma cuisine, et j’entends les poules qui entrent dans mon salon.

Le lieutenant se fit habiller par Tistet, — Sais-tu raser ? lui dit-il.

— Dans la perfection ; je suis aussi très habile dans le cartonnage, je joue même un peu de la flûte, mais je ne mords pas du tout au violon. Par exemple, les gouaches, c’est une autre affaire, c’est mon fort : j’imite la nature.

— Les gouaches, dit le lieutenant, qui ne connaissait ni le nom ni la chose, les gouaches, les gouaches ! je m’en soucie comme de l’an quarante. En place ; prends ce rasoir. — Le sergent se mit à l’œuvre. — Quelle main légère ! dit M. Cazalis ; voilà la première fois qu’il m’arrive de ne pas sentir le feu du rasoir. Je ne te connaissais pas un si beau talent. À l’avenir, je ne veux plus être rasé que par toi. J’ai la barbe comme du poil de sanglier. Dès aujourd’hui je te garde à déjeuner. Commande deux couverts.

Le sergent sortait de table, mais il accepta cette invitation de grand cœur. La Zounet n’avait mis qu’un seul couvert ; M. Cazalis lui en fit des reproches.

— Tistet à votre table ? dit-elle. Ce serait du nouveau ! Que dirait Mlle  Blandine ? Quand on voudra faire des sottises à la Pioline, il faudra attendre que je sois en voyage. Si votre sergent a faim, qu’il aille s’installer à la cuisine ; il trouvera dans le pétrin le restant de mon déjeuner : c’est encore trop bon pour lui ! Tistet à votre table ! Et pourquoi pas Cabantoux, Bélésis et le général Robin ? pourquoi pas Cascayot ? Et la Zounet pour les servir sans doute ?

Le sergent rougissait jusqu’aux oreilles, et murmurait entre ses dents : — Martin-bâton, Martin-bâton ! M. Cazalis ne savait comment l’apaiser. Il le reconduisit avec de grandes politesses jusqu’au jardin. — Eh bien ! tu le vois, disait-il ; mon pauvre ami, comment faire ? Ce n’est pas ma faute. Il est heureux que tu ne sois pas à jeun. Tâche de revenir au dessert, si c’est possible.

Mais la Zounet fit bonne garde ; elle avait eu soin de tirer les verroux des grilles, et toute la journée elle retint son maître en charte privée. Le soir, en se couchant, le lieutenant dit à la Zounet : — Sais-tu, la fille, que je me suis rudement ennuyé ? Il faut que