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des mœurs et des idées pénètre à son tour dans l’empire où de premiers emprunts lui ont frayé la voie. Quel que soit l’avenir de cette réforme, qu’elle s’accomplisse par la Turquie même ou avec l’aide de l’Europe, une des conséquences de la lutte commencée sera de hâter l’époque où la civilisation occidentale comptera en Orient des forces et des adeptes de plus.

Les intérêts politiques et moraux étant satisfaits, les uns par l’établissement d’un nouvel équilibre européen, les autres par l’extension de l’influence occidentale en Orient, reste le troisième ordre d’intérêts dont nous avons parlé, — les intérêts matériels, qu’il faut garantir contre la supériorité de l’état russe comme producteur de céréales. Ici, la question économique est liée à une grave question politique et à l’ordre nouveau que l’établissement du système pacifique pourrait créer en Russie même.

La Russie est le seul pays en Europe (et le second dans le monde) où la production des denrées alimentaires, notamment des céréales, se développe plus rapidement que la masse de la population. D’immenses étendues de terres vierges, fécondées par les plus simples procédés de culture, y produisent sans engrais des récoltes surabondantes et presque toujours assurées, soit qu’une épaisse couche de neige les abrite contre les atteintes d’un froid excessif, soit que la présence prolongée du soleil sur l’horizon pendant les interminables jours d’été leur fournisse en un temps plus court la somme de chaleur nécessaire à leur développement et à leur maturité. S’il est reconnu que grâce à ces circonstances les moyens de subsistance de la Russie doivent s’accroître longtemps encore dans une proportion supérieure à l’accroissement de sa population, deux conséquences importantes de ce fait peuvent être signalées dès à présent. Tous les autres pays de cette partie du monde où les alimens ne peuvent plus être produits dans un semblable rapport avec le mouvement de la population, et où par conséquent les disettes tendent à devenir de plus en plus fréquentes, se verront obligés, à des époques de plus en plus rapprochées, de recourir à la Russie pour obtenir, sur ses excédans, la somme de céréales propre à combler le vide de leurs récoltes insuffisantes. Il dépendra donc de l’empereur de Russie d’affamer l’Europe par un ukase de prohibition à la sortie des grains chaque fois qu’une disette affligera l’Occident, et lors même que cette denrée surabonderait sur son propre territoire. — D’autre part, aussi longtemps que cette surabondance d’alimens sera l’état normal de cet empire, il faut s’attendre à voir sa population se multiplier et s’accroître dans une proportion incomparablement plus forte que celle d’aucune autre partie de l’Europe, assurant ainsi à la Russie une redoutable augmentation de forces matérielles incivilisées, et obligeant tous les autres états au maintien d’un coûteux