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à de grandes distances, sur des terres incultes et ingrates, sous des climats à eux inconnus, loin de leurs habitudes et de leurs souvenirs, se transformant ainsi de plus en plus de serfs en esclaves !

Quel système de gouvernement une pareille situation imposait-elle, en plein XIXe siècle, aux hommes assis sur le trône de Pierre le Grand et de Catherine ? Nous avons déjà dit quelle avait été la politique de la couronne vis-à-vis des nobles et des serfs : — affaiblir les uns en supprimant les largesses d’âmes, — améliorer le sort des autres, en renonçant toutefois à une émancipation immédiate. Une étude plus attentive des divers élémens de la société russe eût mis le gouvernement russe sur la voie d’une politique plus libérale et plus intelligente. Au lieu de s’épuiser en vains efforts pour exécuter le testament de Pierre le Grand en dépit des progrès accomplis et des difficultés survenues, ne valait-il pas mieux se placer résolument sous l’empire de nécessités nouvelles, transformer une œuvre impossible sans songer à l’achever ? Le duc de Raguse, envoyé par Charles X pour assister au couronnement du tsar Nicolas, s’écria un jour après une entrevue avec ce prince : « C’est Pierre le Grand civilisé ! » Le mot fit fortune, mais ce n’était malheureusement qu’une flatterie. Il indiquait cependant au pouvoir impérial la vraie direction qu’il pouvait suivre.

Si Pierre Ier a mérité le surnom de grand, c’est pour avoir tenté de civiliser la Russie ; ce n’est point pour lui avoir tracé un chimérique programme de conquêtes. Ses grands travaux publics, ses réformes administratives, ses guerres en tant que destinées à développer la Russie dans ses limites naturelles, toute cette partie du programme de Pierre a droit à nos éloges. Quant à ses rêves de conquête indéfinie, d’éducation d’un peuple par l’absolutisme, toute cette conception étrange, reprise de nos jours avec acharnement, est au contraire radicalement vicieuse. Au lieu d’épouser le préjugé russe, le devoir du tsar Nicolas était de tourner ses yeux sur les portions les plus civilisées de son empire, d’y prendre son point d’appui, pour procéder à cette œuvre, si délicate et si ardue de la transformation du système autocratique. Ce qui le poussa dans une autre voie, ce fut, nous le savons, l’enthousiasme qu’il vit éclater à son avènement, non parmi la foule suspecte des courtisans, mais dans le peuple russe lui-même. On comprend jusqu’à un certain point qu’il ait un moment cru devoir s’assurer un auxiliaire en acceptant quelques-uns des rêves de ce pauvre peuple, si dévoué de corps et d’âme à son empereur, et n’ayant que lui pour providence ! Au bruit des acclamations populaires, que Nicolas se soit senti russe, qu’il ait subi alors l’ascendant du parti national à l’exclusion de toute autre influence, — c’est un fait qui n’a rien que d’explicable. Ce qui