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quarante ou cinquante paysans !… Pauvre gentilhomme, pauvres paysans !

D’après cette situation faite aux nobles par la couronne, on peut déjà comprendre quelle est celle des marchands et des serfs. Quant aux marchands, il y a peu de chose à en dire. Le seul fait qu’il importe de noter dans cette classe, et qui soit la conséquence du nouveau régime, c’est sa tendance à se rapprocher de la noblesse. Pendant que certains nobles entrent avec des allures quelque peu légères dans l’industrie, le marchand enrichi fait raser le menton de son fils et s’applique sournoisement à lui obtenir l’accès de la classe supérieure. Le noble industriel, s’il quitte la carrière des emplois publics, redescend à la septième classe, celle au-delà de laquelle la noblesse cesse d’être héréditaire. Le marchand qui introduit son fils comme surnuméraire dans quelque administration le fait débuter dans la quatorzième classe ; heureux le jeune homme qui s’élève jusqu’à la huitième classe, puis qui peut, à force de persévérance et de protections, franchir le terrible intervalle qui sépare celle-ci de la septième !

Les serfs russes ne peuvent être vendus qu’avec la terre, s’ils sont mariés. Aussi longtemps qu’ils ne le sont pas (et ils ne doivent se marier qu’avec l’assentiment du maître), ils peuvent être vendus isolément, filles et garçons. Il suffit que le maître les qualifie de gens de maison, pour qu’à ce titre il puisse disposer d’eux contre argent, comme d’un cheval, d’une vache ou d’un chien. Aussi le paysan russe a-t-il toujours hâte de marier ses enfans, et ceux-ci aspirent-ils de très bonne heure au mariage. La grande ambition des jeunes gens des deux sexes, c’est d’être serfs, et ils ont bien raison, car tant qu’ils ne le sont pas, tant qu’ils sont gens de maison, ils sont esclaves. N’être qu’une chose et devenir un homme même asservi, c’est un progrès ! A la vérité, le seigneur est intéressé, de son côté, à marier de bonne heure les paysans, puisque c’est à dater du mariage qu’ils lui paient une redevance, soit en argent, soit en nature. Néanmoins leur sort dépend uniquement de la situation du noble. Si celui-ci est pressé d’argent, il préférera un billet de 1,000 francs à un accroissement de revenu de 50 francs, et dans ce cas le jeune homme sera vendu ; il y a des jours de marché pour cela. Si le seigneur est riche ou si c’est un homme rangé, on marie le paysan, et on lui assigne son lot à défricher, sa rente à payer. Cette rente n’est pas toujours considérable. Il y a en Russie des familles riches, possédant des terres fertiles, et qui ne prélèvent sur leurs paysans qu’une redevance minime, presque insignifiante. Des hommes généreux, parmi leurs ancêtres, se sont volontairement imposé la loi de ne jamais augmenter les charges de leurs paysans, et les fils ont