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sema à l’aide de son chancelier Osterman la division dans le conseil et le sénat. Elle obtint sans peine qu’une députation de la noblesse vint se prononcer contre les Dolgorouki, déclarant que les restrictions imposées à la couronne n’étaient que le fait d’une minorité insignifiante, tandis que l’immense majorité voulait sa souveraine indépendante. Anne s’empressa de déférer à ce vœu et déchira publiquement à Moscou l’acte qu’elle avait signé avant de quitter la Courlande, ce qui lui valut les plus vifs applaudissemens de la haute et petite noblesse, de la bourgeoisie et du peuple lui-même, qui n’y comprenait rien. Les Dolgorouki, principaux fauteurs de cette audacieuse agression contre le pouvoir absolu, furent déportés en Sibérie ; les Galitzin, leurs complices, furent bannis. Plus tard même, l’impératrice, sous l’inspiration d’un favori, le sanguinaire Biren, poussa plus loin la vengeance, et rappela les Dolgorouki pour faire instruire leur procès. Quatre de ces princes périrent écartelés sur la roue, et on décapita les autres.

Depuis la tentative des Dolgorouki jusqu’à la conspiration de 1825, il ne fut plus question de constitution en Russie. La conspiration de 1825 échoua devant le tsar Nicolas, comme la réaction des Dolgorouki avait échoué devant l’impératrice Anne. On n’écartela pas les conspirateurs, mais on en pendit six à Saint-Pétersbourg, et les autres furent ensevelis vivans dans les mines de la Sibérie. Les deux tentatives qu’Anne et Nicolas eurent à réprimer sont les seules attaques dirigées dans l’espace de cent vingt ans contre l’œuvre de Pierre[1]. En 1825, c’était une constitution républicaine qu’on prétendait substituer au système autocratique ; en 1730, c’était un gouvernement aristocratique analogue à celui de la Pologne que quelques Russes éminens rêvaient d’installer dans leur pays. Si leur plan eut réussi, le redoutable développement du pouvoir autocratique eût certainement été entravé, et l’Europe trouverait aujourd’hui la Russie moins menaçante ; mais la masse du peuple russe y eût peu gagné. Il ne s’agissait nullement en effet de rendre à la nation ses anciennes libertés, de faire revivre les institutions de Novgorod la Grande, mais de restituer aux principales familles des privilèges dont elles n’auraient

  1. Ce caractère d’attaque contre le système impérial ne peut être reconnu aux révolutions de palais si fréquentes en Russie. Entre la tentative constitutionnelle de 1730 et celle de 1825, il y eut trois empereurs poignardés ou étranglés, Ivan VI, Pierre III et Paul Ier. C’est la noblesse surtout qui apparaît en première ligne dans ces drames politiques, qui se succèdent sans modifier le système de Pierre Ier. Aussi l’effort des souverains tend-il à la satisfaire et à l’enrichir. Catherine II, après le partage de la Pologne, livre aux seigneurs moscovites les biens des seigneurs polonais. Cette noblesse, autrefois si turbulente, et qui, en s’éclairant graduellement, eût dû élever ses prétentions, finit ainsi par prendre patience et par accepter, au lieu d’un rôle plus digne, la vie brillante et frivole que lui assuraient les largesses impériales.