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l’amélioration matérielle et morale d’une société encore inculte. À l’heure de la mort, il put reconnaître qu’il s’était trompé. C’est à des mains débiles qu’il dut laisser l’excessif pouvoir qu’avaient tenu ses mains puissantes. L’action centrale, privée de son glorieux moteur, s’affaiblit rapidement : elle finit par s’annuler, et il faillit alors suivre une marche contraire à celle de Charlemagne, c’est-à-dire entreprendre en détail ce que le grand empereur avait cru possible d’accomplir d’ensemble. Ce fut là le travail du moyen âge, ce fut l’œuvre de la féodalité, secondée par l’église, et ce fractionnement à l’infini des centres d’action concourut au progrès de la civilisation occidentale depuis l’époque carlovingienne jusqu’à Louis XI et jusqu’à Richelieu.

Cette réaction, qui, en morcelant l’impulsion donnée par Charlemagne, en développa la portée féconde et morale, — cette réaction bienfaisante manqua à la Russie. Pierre le Grand, dont les plans étaient moins praticables que ceux de Charlemagne, eut des successeurs que n’avaient pas avertis les exemples de l’histoire, et qui prétendirent continuer son œuvre, parfois en modifiant sa pensée, plus souvent en l’acceptant tout entière. L’histoire de la Russie depuis Pierre n’est autre que l’histoire même de ces essais de continuation ou de timide modification de son système. Aussi ne ferons-nous que la résumer à grands traits, car c’est la situation où ces dangereux essais ont placé l’empire russe devant l’Europe qu’il importe surtout de caractériser.

Une réaction contre l’œuvre de Pierre manqua, avons-nous dit, à la Russie. Nous nous trompions : il y eut à l’intérieur de l’empire, cinq ans après sa mort (1730), une tentative qu’on peut appeler de ce nom. Ce fut à l’avènement de l’impératrice Anne. Plusieurs grands de l’empire, et à leur tête les Dolgorouki, tentèrent de ressaisir et même d’étendre leurs anciens privilèges. En appelant au trône cette princesse, alors duchesse de Courlande, ils lui imposèrent un pacte constitutionnel qui restreignait tellement les droits de la couronne au profit d’un haut conseil de l’empire, que si le traité eût été observé, le gouvernement de la Russie fut devenu une oligarchie assez semblable à celle qui perdit la Pologne. D’après ce pacte, l’impératrice ne pouvait faire la paix ni la guerre, établir aucun impôt ni disposer d’aucune charge sans l’agrément du haut conseil. Un gentilhomme ne pouvait être puni que sur jugement régulier. Aucuns biens ne pouvaient être confisqués. L’impératrice n’avait le droit ni de disposer des terres de la couronne, ni de les aliéner ; elle n’avait pas le droit non plus de se choisir un époux ou un successeur. Anne signa tout ce qu’on voulut sans marchander ; mais, à peine arrivée à Moscou et mise en possession de ce trône acquis par transaction, elle