Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/1039

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’heure de l’éclosion une fois passée, il ne faut plus compter sur l’expression spontanée, la seule qui se modèle fidèlement sur l’idée. C’est là une loi constante, une loi démontrée depuis longtemps, et que les faiseurs les plus habiles n’aboliront pas. Et non-seulement, en remaniant la pensée déjà produite sous la forme narrative, l’écrivain s’expose au danger que je viens de signaler, mais il est presque toujours condamné à mutiler le développement des caractères. Ceux qui ne connaissent pas le roman d’où la pièce est tirée se plaignent de l’obscurité de la pièce, ceux qui connaissent le roman signalent un déchet fâcheux dans cette transformation. Je ne crois pas utile de rechercher en ce moment si la forme dramatique est supérieure à la forme lyrique, à la forme épique ou narrative. Je remarque seulement que dans l’état présent de notre littérature personne ne songe à tailler un roman dans une pièce de théâtre, tandis que la plupart des écrivains s’empressent de tailler des pièces de théâtre dans leurs romans et parfois même dans ceux d’autrui, si bien que les trois quarts des ouvrages représentés n’ont pas plus de valeur qu’un habit retourné. Et comme il faut que cette déchéance de l’art dramatique se révèle par un signe affligeant, on ne dit plus aujourd’hui écrire pour le théâtre, mais faire du théâtre, tandis qu’on dit encore écrire des romans ou des odes. Cette locution, devenue aujourd’hui monnaie courante parmi les hommes du métier, explique assez clairement l’importance qu’ils attachent à la forme dramatique. Pour eux, c’est la forme utile par excellence, mais non la plus belle, la plus vive qu’ils puissent donner à leur pensée. Jeunesse et fraîcheur ne sont dans cette transformation que des conditions accessoires, et je dois même ajouter que les plus habiles se défient des idées nouvelles. Ils n’aiment à mettre en œuvre que des idées déjà éprouvées par la lecture : le parterre et les loges applaudissent plus volontiers les plaisanteries ou les traits de passion qu’ils comprennent à demi-mot. Il est donc prudent d’offrir aux loges et au parterre ce qu’ils connaissent déjà ; c’est une manière ingénieuse de leur laisser croire qu’ils sont doués d’une puissante pénétration.

Les écrivains qui pratiquent l’industrie dont je me plains voudraient donner à penser que le roman peut être mis sur la même ligne que l’histoire comme matière dramatique. Cinq minutes de réflexion suffisent pour estimer la valeur de cette assimilation. La réalité historique n’a rien à démêler avec les fictions du roman. Si l’on voulait trouver un terme de comparaison, on le trouverait dans notre vie de chaque jour, toute proportion gardée entre la vie publique et la vie individuelle. L’histoire et la vie de chaque jour sont les deux sources où l’imagination du poète dramatique peut puiser librement. Le passé et le présent, déjà idéalisés, ne seront jamais pour elles