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Cet hommage éclatant rendu à la toute-puissance du comédien est demeuré gravé dans ma mémoire, et je n’y songe jamais sans attendrissement. Plus d’un lecteur n’apercevra que le côté plaisant de ce souvenir : pour moi, j’y vois un symptôme d’affaissement dans la dignité littéraire. Je ne m’étonne pas que les écrivains dramatiques prennent la mesure d’un rôle sur un acteur, comme une couturière prend la mesure d’une robe : ce que j’ai vu, ce que j’ai entendu, m’explique trop clairement ce que je vois, ce que j’entends. À cet égard je défie toute surprise ; mais si je ne m’étonne plus, je n’ai pas renoncé à pressentir l’avenir dans le présent. Or je crois fermement que la littérature dramatique ne se relèvera pas tant que la condition respective des poètes et des comédiens n’aura pas changé. Celui qui pense par lui-même, qui sait donner une forme à sa pensée, doit dominer son interprète, qui sans lui demeurerait inactif. Pour que l’invention redevienne abondante et variée, il faut absolument que les poètes revendiquent leurs droits. Qu’ils commandent, ils seront obéis ; qu’ils fléchissent, qu’ils s’inclinent, ils ne seront pas même écoutés. Qu’ils composent librement, sans se préoccuper des comédiens, et les comédiens se trouveront trop heureux de s’associer à l’accomplissement de leur volonté. Rien n’est plus facile que de concilier avec la fermeté de la décision la politesse la plus parfaite. Je n’oublie pas que Talma a fait de Sylla une œuvre poétique ; mais il est plus facile d’égaler M. de Jouy que d’approcher de Talma.

Malheureusement le public s’associe avec une déplorable faiblesse à l’engouement des écrivains dramatiques pour les comédiens. Il ne demande guère qui a fait la pièce nouvelle ; il veut savoir avant tout quel acteur joue le principal rôle. À parler franchement, il n’y a maintenant dans la foule ni prédilections ni antipathies littéraires. La curiosité domine toutes les questions. On peut s’en plaindre, on peut s’en affliger, si l’on prend à cœur le développement de l’imagination : on n’a pas le droit de s’en étonner, car ce qui arrive aujourd’hui était facile à prévoir. On se moquait fort agréablement des objections soulevées par l’école poétique de la restauration, on raillait avec une gaieté charmante les esprits chagrins qui annonçaient l’énervement de la pensée et se permettaient de prédire que l’intelligence n’avait pas grand’chose à gagner dans ce prétendu renouvellement, que le plaisir des yeux allait devenir l’unique préoccupation des écrivains et des spectateurs. Aujourd’hui toutes ces aimables railleries sont réduites à néant : les prophéties des esprits chagrins ne sont que trop confirmées. Si quelqu’un se permettait de demander quels principes dominent la littérature dramatique, il passerait volontiers pour un niais, pour un homme étranger à toutes les habitudes de la société élégante. Les principes littéraires, qui donc