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prends la peine d’en parler, c’est pour en marquer les conséquences littéraires. Comment les poètes, après avoir déifié les comédiens, leur demanderaient-ils de la docilité ? En s’agenouillant devant leurs interprètes, ils ont perdu le droit de commander. Les témoignages de l’histoire, les ridicules et les vices de la société sont comme non avenus pour les héritiers prétendus de Talma et de Mlle Mars. Pour apprécier la condition des poètes vis-à-vis des comédiens, il faut avoir vu de ses yeux leur attitude respectueuse, entendu de ses oreilles leurs paroles emmiellées. Je me rappelle un rôle vénitien qui exigeait une robe de velours noir. L’actrice déclara d’un ton absolu qu’elle mettrait une robe de velours bleu, que le noir ne lui allait pas, qu’elle se moquait de l’histoire, et l’auteur s’inclina. Si les caprices des comédiens et des comédiennes n’allaient pas au-delà du costume, le dommage ne serait pas grand ; mais leurs exigences ne s’arrêtent pas là. Ils ne se contentent pas de discuter le choix des étoffes ; en matière de sentiment et de pensée, ils se posent aussi en experts jurés, et l’écrivain assez faible, assez complaisant pour les écouter, doit renoncer à l’accomplissement de ses projets les plus chers. J’assistais un jour à la répétition d’un ouvrage important qui devait soulever des orages. L’auteur, assis modestement dans une coulisse, entendait pour la cinquantième fois les vers écrits à la sueur de son front. Deux comédiens qui n’étaient pas sans talent, mais qui se prenaient pour de très grands personnages, paraissaient mécontens de leurs rôles. Curieux de pénétrer la cause de leur mauvaise humeur, je les interroge d’un ton respectueux, avec l’humilité d’Arbate en face d’Agamemnon ; j’entends leur réponse et je demeure stupide. L’imagination la plus hardie n’aurait jamais pu deviner ce qui les attristait. Le premier devait sortir de scène sur une rime féminine, et j’ignorais alors qu’un acteur ne peut être applaudi que sur une rime masculine. S’il quitte la scène sur un e muet, il est sûr de manquer sa sortie. Je me sentis saisi d’une profonde pitié pour une douleur si légitime. La seconde confidence n’était pas moins affligeante. Le comédien chargé d’un jeune premier rôle devait réciter des vers empreints d’une certaine dureté, capables d’étonner, de scandaliser peut-être les femmes délicates, familiarisées avec les décisions des cours d’amour. Le malheureux se plaignait à son tour de sa triste position. Oserait-il affronter la colère des loges, lui qui devait à la bienveillance des loges la meilleure partie de sa renommée ? J’essayai vainement de le consoler, de raffermir son courage. L’auteur, instruit de cette double détresse, sacrifia généreusement quatre vers pour ne pas obliger le premier rôle à sortir sur une rime féminine, et la moitié d’une tirade pour ne pas exposer le jeune premier rôle à la colère des loges.