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pensée en assistant à ces représentations. Le Cid, Saint Genest, Britannicus, Idoménée, Zaïre, marquent dans notre langue et dans le goût de nos aïeux des transformations si profondes, qu’il n’est pas possible de comprendre le développement du génie français sans étudier ces œuvres d’une valeur si diverse. La lecture, il est vrai, la lecture attentive et solitaire peut compenser la négligence des comédiens. Cependant les œuvres destinées à la représentation ne peuvent guère se passer du prestige de la scène ; l’étude se complote par l’émotion. L’opinion que j’énonce n’est pas appelée à la popularité, je ne l’ignore pas, mais je n’hésite pas à l’énoncer. Je n’ai jamais pensé qu’on pût fonder la gloire du présent sur le dédain du passé » C’est pourquoi je recommande la reprise de Saint Genest et d’Idoménée aussi bien que celle de Britannicus et de Rodogune.

Pour le répertoire comique, je n’ai guère qu’à répéter le même conseil : il n’y a de changé que les noms. Les comédiens partagent leurs études entre Molière et Marivaux ; quelquefois ils songent à Beaumarchais, mais leur prédilection se porte sur le Mariage de Figaro, et le Barbier de Séville n’est tout au plus qu’un lever de rideau. Je ne blâme pas l’oubli où ils laissent Destouches, dont les vers prosaïques et martelés n’apprendraient pas grand’chose à la génération nouvelle, mais je voudrais voir Regnard remis en honneur, car c’est à coup sûr un des plus charmans esprits de notre pays. S’il n’a pas l’ampleur et la variété de Molière, il est plein de verve et de gaieté, et ses négligences trop nombreuses sont compensées par la franchise de l’expression. Pour que la réunion de ces inventeurs dans le répertoire comique portât ses fruits, il faudrait composer autrement les représentations, et ne jamais oublier que le Théâtre-Français est tout à la fois un lieu de divertissement et un lieu d’instruction. Si nous avions dans la même soirée les Femmes savantes et les Fausses Confidences, ou l’École des Femmes et le Jeu de l’Amour et du Hasard, les femmes les plus frivoles comprendraient peut-être l’intervalle qui sépare Molière de Marivaux, et les hommes qui partagent leur ignorance ou leur dédain pour la vérité s’instruiraient en les écoutant. Beaumarchais, dont l’esprit étincelant réunit chez nous de si nombreux suffrages, reprendrait la place qui lui appartient, si l’on prenait soin de jouer dans la même soirée Tartufe et le Barbier de Séville. J’entends dire parfois que Beaumarchais a plus d’esprit que Molière ; je ne veux pas discuter cette ridicule assertion. Tous les hommes de goût savent que Beaumarchais, très spirituel assurément, abuse de son esprit, et qu’en voulant mettre un trait dans chaque mot, il lui arrive trop souvent de fatiguer l’attention de son auditoire. Pour populariser cette vérité, il suffirait de mettre en regard Molière et Beaumarchais. Il y a dans le Mariage de Figaro deux choses à considérer, l’action politique et le mérite littéraire.