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invoqués n’ébranleront pas leur conviction. À leurs yeux, la fantaisie qui tient compte du bon sens n’est qu’une fantaisie boiteuse. Je n’essaierai pas de leur prouver qu’ils se trompent, ce serait peine perdue. Seulement, pour leur montrer que je ne fais pas fi de la fantaisie, que je l’admire dans le présent aussi bien que dans le passé, je prendrai la liberté de leur rappeler qu’Hoffmann, comme Aristophane et Rabelais, à qui je ne veux pas le comparer, cache une raillerie pleine de bon sens sous ses inventions les plus hardies. À coup sûr il serait difficile de trouver parmi les œuvres modernes quelque chose de plus capricieux que les Contemplations du chat Murr entremêlées des Souffrances de maître Kreissler, et pourtant si l’on prend la peine d’étudier ces pages tour à tour si mélancoliques et si railleuses, on verra que chaque pensée, prise à son point de départ, relève de l’observation. Le musicien et le chat expliquent chacun à sa manière les misères de la vie humaine. Tout en s’abandonnant à la fantaisie, ils se souviennent de ce qu’ils ont vu, et l’excellence de leur mémoire donne un prix singulier à leur malice. Je persiste donc à croire que la muse nouvelle dont on a voulu faire la reine du théâtre ne sera vraiment puissante que le jour où le caprice s’accommodera du bon sens. Je ne parle pas de la vraisemblance de l’action. Aristophane et Rabelais s’en moquaient à bon droit. Je demande seulement, en invoquant leur exemple, que l’imagination tienne compte de la vie humaine et ne s’amuse pas à pétrir des nuages.

Quel remède opposer à ces aberrations ? La réponse n’est pas difficile. Il y a dans le répertoire même du Théâtre-Français de quoi former le goût des écrivains dramatiques et les ramener dans la voie de la vérité, de la simplicité. Je ne m’abuse pas sur la valeur de ce répertoire, je sais très bien que l’Angleterre, l’Espagne et l’Allemagne possèdent des richesses égales aux nôtres, et que nous aurions mauvaise grâce à nous poser en dominateurs littéraires de l’Europe. Depuis que les esprits studieux ont pris la peine de s’éclairer, le bon sens a fait justice de ces ridicules prétentions. Cependant les pièces composées chez nous depuis deux siècles réunissent tous les élémens d’une bonne éducation dramatique. Pour mettre à profit ces élémens, il faudrait avant tout ramener le Théâtre-Français à sa destination. Or quelle est cette destination ? C’est de passer en revue chaque année tous les ouvrages importans écrits depuis le Cid jusqu’au Mariage de Figaro, et chacun sait à quel point cette obligation est négligée. La génération nouvelle ne connaît que très imparfaitement les transformations du génie littéraire pendant ce long espace de temps. On ne joue de l’ancien répertoire que les pièces adoptées par les comédiens en renom, c’est-à-dire le