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Je n’ai pas le droit de dire que la comédie a renoncé à la peinture des mœurs. On me permettra pourtant de blâmer le choix de ses modèles. Les personnages mis en scène depuis quelques années, et je ne parle ici ni de M. Laya ni de M. Legouvé, n’appartiennent ni à l’aristocratie, ni à la bourgeoisie. On a imaginé pour cette nature de personnages une dénomination que notre langue n’avait jamais connue. Le monde vrai, le monde que peignait Molière, paraît à peu près abandonné, si l’on envisage l’ensemble des productions dramatiques : il faudrait maintenant nous contenter du demi-monde. Je crois être l’écho de l’opinion publique en affirmant que le demi-monde a fait son temps. Il y a quelques années, on nous offrait la réhabilitation héroïque de la courtisane ; plus tard on a flétri ce type, entouré d’abord d’une vénération inattendue. Aujourd’hui la pensée des écrivains se partage entre l’enthousiasme et le mépris, si bien que le spectateur, inhabile à prononcer par lui-même sur le bien et sur le mal, ne sait à qui donner raison. Les auteurs dramatiques agiraient sagement en quittant le boudoir des lorettes pour le salon des femmes bien élevées. Que le repentir expie les fautes les plus graves, c’est une idée chrétienne dont je n’entends pas contester le mérite ; cependant le monde n’est pas aussi indulgent que la religion, et nous sommes un peu las des Madeleines repenties. La lutte de la passion et du devoir offrira toujours plus d’intérêt que la réhabilitation des courtisanes.

Quand je propose aux écrivains dramatiques la peinture des mœurs de notre temps, ce n’est pas que je mette l’image fidèle de nos habitudes et de nos ridicules sur la même ligne que l’analyse philosophique et l’imitation idéale des caractères ; mais aujourd’hui le vent n’est pas à la philosophie, et la comédie de mœurs est peut-être la seule qui ait parmi nous des chances de succès. Pour ne pas parler dans le désert, c’est donc à cette forme que nous devons nous rallier. Si elle ne peut se comparer à la comédie de caractère, elle possède cependant une grande importance dans le domaine littéraire. Malheureusement ceux qui la choisissent ne paraissent pas en comprendre les vraies conditions. Au lieu de peindre les habitudes générales, les ridicules généraux, lors même qu’ils ne s’occupent pas du demi-monde, ils prennent pour modèles des vices et des ridicules d’exception, ils se complaisent dans la comédie anecdotique, et croient de bonne foi demeurer dans la comédie de mœurs. Dût-on m’accuser de regretter le passé à la manière des vieillards, je ne crains pas de mettre Picard bien au-dessus de la plupart des écrivains qui se donnent aujourd’hui pour peintres de mœurs. Picard n’avait pour lui ni l’élégance, ni la pureté du style ; mais il savait voir et regarder, et sa mémoire lui fournissait des traits excellens et pleins de justesse. Aujourd’hui, dans la comédie même qui dédaigne