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personnages que vous lui aurez montrés. Pour estimer à leur juste valeur les pièces représentées cette année, je ne demande pas d’autre enquête. Les spectateurs qui ont éprouvé le désir de revenir au théâtre pour assister une seconde fois aux scènes offertes à leur curiosité se comptent-ils par centaines ? Ce n’est pas là une question qui exige de grands frais de méditation ; c’est une question de fait aussi facilement résolue que posée.

J’aime à penser que le départ de Mlle Rachel est aujourd’hui définitif. Le public, las de ses caprices, paraît disposé à l’oublier. Les comédiens agiraient sagement en profitant de son éloignement pour réunir et pour employer toutes les ressources dont ils disposent. Malgré les applaudissemens qui lui étaient prodigués, et qu’elle a mérités plus d’une fois, on peut dire qu’elle entravait le répertoire. L’engouement de la foule pour ce talent, dont je ne prétends pas contester la valeur, la poussait à méconnaître des talens d’un ordre moins élevé, mais pourtant très réels. Elle faisait recette, et les jours où elle ne jouait pas, la salle était presque déserte, si bien qu’au bout de l’année le caissier, après avoir fait et vérifié ses additions, n’avait pas lieu de se frotter les mains. Elle est partie, pour ma part je souhaite qu’elle ne revienne jamais. Demander, accepter, répéter des rôles pour les abandonner au bout de quinze jours, quelquefois au bout de six semaines, était pour elle un divertissement ordinaire. Le tribunal de commerce, justement sévère pour ces inqualifiables caprices, ordonnait l’exécution des contrats, et le théâtre déboursait cinq mille francs pour indemniser les auteurs d’une pièce reçue et répétée. Un tel régime ne pouvait durer, le préjudice était notoire, et pourtant les comédiens s’y résignaient, espérant toujours que Mlle Rachel s’amenderait. Ils ont fait pour la garder tout ce qu’ils pouvaient faire, à mon avis beaucoup plus qu’ils ne devaient faire, et pour prix de leurs sacrifices, de leur résignation, ils n’ont recueilli que l’ingratitude. Ils doivent comprendre maintenant que Mlle Rachel, quoique très majeure, se conduira toujours en enfant gâté. Le seul parti qui leur reste à prendre est de se passer d’elle, de ne jamais songer à son retour, et d’oublier jusqu’à son nom. S’ils étaient fermement résolus à suivre ce conseil, ils donneraient à leurs travaux, à leurs études une autre direction, et surtout une autre activité. Mlle Rachel n’a pas emporté avec elle les tragédies de Corneille et de Racine. Il se trouvera des femmes jeunes et belles qui réciteront peut-être moins bien, mais qui sentiront plus profondément, qui ne s’occuperont pas de la valeur individuelle de chaque mot, et réussiront plus sûrement à émouvoir.

Le succès du premier ouvrage représenté cette année dépendait à peu près tout entier de ce terrible enfant gâté : chacun se rappelle