Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/999

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le langage insinuant de la flatterie, il ne sera jamais un bon courtisan. Il a pour cela trop d’humeur et trop d’honneur. En un temps où la complaisance tient lieu de mérite et la sincérité d’offense, il a surtout un impardonnable tort : il juge librement et censure volontiers. Ses paroles font peur à ses amis. Ses ennemis lui reprochent d’être « frondeur et plein de vues. » Dans la foule des courtisans, on le redoute pour sa franchise et sa causticité.

Rester à la cour en mécontent, affronter les sévérités de ce roi dont le regard faisait pâlir les plus fermes, dont le ressentiment tua Racine et Vauban, c’était un rôle difficile, périlleux, que nul autre que Saint-Simon peut-être n’eût pu soutenir. Se voir, pour un long avenir, condamné à l’inaction, pour tout autre que Saint-Simon c’était l’effacement, le néant. Il demeure cependant, toujours exact aux devoirs de cour, respectueux sans bassesse, assidu sans empressement. Il demeure, car il aime la cour, il l’aime avec passion, avec excès, et ne saurait vivre ailleurs qu’à la cour. Pour respirer à l’aise, il lui faut cette atmosphère orageuse et brûlante.

Qui le croirait? Cette vie de cour si monotone, ce métier de courtisan si vide et si vain, c’est là pour lui une vie pleine d’émotions, une occupation pleine d’attrait. Ce qui le séduit, ce qui le captive à Versailles, ce n’est pas seulement les charmes d’une société polie, toutes les grâces de l’esprit, tous les ravissemens de l’imagination, toutes les merveilles du goût et des arts. La cour sans doute est tout cela pour Saint-Simon, mais elle est autre chose et mieux encore. Elle est l’arène où se mêlent et se débattent mille passions, mille ambitions ardentes. Suivre de l’œil ces mouvemens et ces luttes, les menées souterraines, le jeu des intrigues, le choc des vanités; scruter les caractères, sonder les cœurs, interroger les causes cachées qui influent sur la politique ou sur la guerre, c’est là la tâche, que dis-je? c’est le plaisir qu’il se donne, c’est le rare et curieux spectacle dont il repaît ses yeux avec une insatiable volupté.

Une fièvre de curiosité le dévore. Tout jeune, cette soif de voir et de savoir s’était allumée en lui. A dix-neuf ans, il avait conçu la pensée d’écrire l’histoire de son temps, et dans les loisirs du camp il avait commencé à noter ses souvenirs. Depuis lors, à l’armée, à Versailles, en quelque lieu qu’il se fût trouvé, il avait assidûment poursuivi son œuvre silencieuse, attentif à couvrir du plus profond mystère ce journal, dangereux confident de toutes ses pensées, et fidèle à son secret à ce point que toute sa vie il sut échapper même au soupçon.

Chez la plupart des hommes, l’observation n’est que le fruit tardif de l’expérience ou le produit laborieux de la méditation. Chez Saint-Simon, c’est comme l’allure naturelle et le mouvement spontané de