Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/997

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

exaltée pour le prince qui avait relevé sa maison; mais avec cette reconnaissance il avait hérité de son père plus d’un regret des choses du passé, plus d’une prévention contre les choses et les hommes du présent, et, dans une âme que l’âge rendait facile à de telles impressions, le culte des souvenirs s’était tourné en un instinct précoce d’opposition et comme en sourd ressentiment.

Patricien de race, Saint-Simon doit à l’orgueil de sa caste quelques-unes de ses faiblesses; mais il lui doit aussi une partie de sa force. Grand dignitaire du royaume par droit de naissance, non par faveur du roi, il puise dans ce droit personnel un énergique sentiment d’indépendance. A peine a-t-il pris pied à la cour, que cet esprit d’indépendance éclate dans ses paroles, dans ses démarches et pour ainsi dire dans toute son attitude. Naturellement il porte le front plus haut que tous ceux qui l’entourent. Malgré sa jeunesse, on le distingue pour le sérieux de son esprit, la sûreté de son commerce, la noblesse de son caractère, et les hommes les plus considérables de la cour recherchent son amitié. Mais ses instincts, ses préférences le rapprochent, dès l’origine, de ce petit groupe d’hommes de bien qui, vers cette fin du règne de Louis XIV, émus des souffrances du peuple, effrayés des excès de l’ambition et de la guerre, essayaient timidement d’opposer à la politique violente qui prévalait depuis Louvois une politique de paix et de modération : parti faible par le nombre et l’influence, respectable par ses généreuses inspirations, qui compte pour philosophes Catinat et Vauban, pour écrivain Fénelon, pour politiques Beauvilliers et Chevreuse. C’est avec ces deux derniers que Saint-Simon, grâce à une secrète sympathie et à une conformité d’idées et de sentimens, lia jeune encore des relations qui de jour en jour devaient devenir plus étroites.

Le pouvoir était alors aux jésuites : ils en occupaient toutes les avenues et en distribuaient toutes les faveurs. Bien qu’élevé par eux, Saint-Simon n’est point de leurs amis. Il a peu de goût pour leurs personnes, il en a moins encore pour leurs doctrines. Ses tendances l’inclinent plutôt vers Port-Royal. Qu’il fût janséniste, comme on l’a dit, rien ne le prouve, et il le nie; il n’était, ce sont ses propres paroles, « ni docte ni docteur. » Qu’importe d’ailleurs qu’il ait ou non pensé, touchant la grâce et le libre arbitre, comme pensaient Arnauld et Nicole? Ce qui est certain, c’est qu’il est de l’école de ces austères moralistes; c’est qu’il tient pour les libertés de l’église gallicane; c’est que par liberté de raison, autant que par sévérité de principes, il se rattache à cette famille de grands et vigoureux esprits que Port-Royal rassembla dans sa pieuse solitude.

C’était assez sans doute, et de ces publiques sympathies, et de