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plus grands monumens que le génie de l’histoire et de l’éloquence ait légués à notre admiration.

La vie politique du duc de Saint-Simon tient peu de place dans l’histoire de son temps, mais son rôle à la cour, l’étude de son caractère, l’examen de ses idées, offrent, en dehors même de l’appréciation de l’écrivain, un piquant intérêt. Et ce qui ajoute encore à l’intérêt, c’est que lui-même nous fournit tous les traits de son portrait, car il s’est peint dans son livre en y peignant les autres.

Venu très jeune à la cour, Saint-Simon, comme toute la noblesse d’alors, avait débuté par les armes, rude noviciat dont la volonté du roi imposait à tous, même aux plus grands, l’importune égalité. Il fit, non sans honneur, plusieurs campagnes, comme simple mousquetaire d’abord, comme capitaine et colonel ensuite, vit tomber Namur et se battit à Neerwinden. Héritier, à moins de vingt ans, des titres et des gouvernemens de son père, duc et pair de France, avec un beau nom, de grandes alliances et infiniment d’esprit, il semblait dès lors destiné à s’élever aux premières charges et aux premiers honneurs de l’état.

Les rêves de la gloire et de l’ambition, les séductions de la cour, l’éclat de ces dernières pompes militaires du règne et de ces dernières victoires dont la fortune lui avait, comme à souhait, ménagé le spectacle, c’était là sans doute plus qu’il n’en fallait pour éblouir, pour enivrer un jeune homme. Saint-Simon n’est ni enivré ni ébloui. A cet âge des naïves illusions et des enthousiasmes faciles, il n’a ni enthousiasmes ni illusions. Dans ces hautes régions où tout subit la fascination d’une gloire sans pareille et l’ascendant d’un pouvoir sans bornes, rien n’altère le sang-froid, rien ne trouble la liberté de son jugement.

Quel est ce singulier privilège ou cette étonnante force d’âme? N’y a-t-il pas là comme un signe des temps nouveaux? Une génération nouvelle est née, en effet, qui admire encore le grand roi, mais qui déjà ne l’adore plus, et commence à le juger. Ce jeune officier auquel ne s’attache encore aucun renom, ce jeune courtisan aux mœurs austères, à la physionomie fière et pensive, en sera le représentant le plus intrépide et l’organe le plus passionné. Son caractère et son esprit, sa naissance, son éducation, et jusqu’aux traditions de sa famille, tout s’est réuni pour le préparer à ce rôle. Comme Renaud chez Armide, il arrivait armé d’une cuirasse invisible contre les enchantemens de ce monde magique.

Issu d’une famille qui rattachait sa douteuse filiation à la souche impériale de Charlemagne, fils d’un favori de Louis XIII, qui avait dû aux bienfaits de ce monarque sa fortune et sa dignité, Saint-Simon avait été nourri dans des sentimens de reconnaissance