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France et de la société française, de la ligue d’Augsbourg à la fin de la régence! quels événemens! quels spectacles! quelle diversité de temps et de mœurs, d’hommes et d’idées!

Ce tableau, tour à tour lumineux ou sombre, sublime ou repoussant, un grand peintre l’a tracé; ce drame émouvant, où semblent réunis les plus étonnans contrastes, où, dans un étroit espace, sont comme accumulées toutes les extrémités des choses humaines, un éloquent historien en a fait revivre les scènes variées. Ce n’est point un bel esprit, un homme de lettres : c’est un grand seigneur assez dédaigneux des lettres et des lettrés. C’est un courtisan, mais, chose rare, un courtisan libre d’esprit et de parole, indépendant dans la servilité, pur dans la corruption. C’est un homme du monde, mais que nulle vanité ne pousse à écrire, qui, placé pour tout voir, a tout pénétré avec profondeur, tout noté avec scrupule, et qui joint au génie de l’observateur le génie de l’écrivain.

Ces mémoires où, durant trente années, le duc de Saint-Simon a consigné jour par jour ses souvenirs, il les avait, de son vivant, cachés à tous les yeux. Prudent et discret jusque par-delà le tombeau, il a voulu que la mort même ne brisât pas le sceau qu’il avait mis sur son œuvre, et que ses héritiers attendissent, pour lui faire voir le Jour, une postérité assez éloignée du temps où il a vécu, assez étrangère aux hommes qu’il a dépeints, aux passions qu’il a retracées, pour que la vérité n’y semblât pas une injure posthume, et que la sévérité n’y pût être prise pour de la vengeance.

Cette prudence a profité à l’œuvre. Il en est de certains livres comme de ces vins généreux, mais âpres, qui n’acquièrent toute leur saveur qu’avec les années, et ne livrent tout leur parfum qu’aux enfans de celui qui les a recueillis. Les Mémoires de Saint-Simon sont de ce nombre; il leur fallait l’heure propice et la saison tardive. Le XVIIIe siècle, encore ébloui du reflet de cette gloire immense qu’avait jetée le siècle qui venait de finir, eût peu goûté ces sombres peintures. Mais la face du monde a été changée; les révolutions, plus encore que le temps, ont mis un abîme entre nous et la société qu’a décrite Saint-Simon. Nous sommes entrés pour elle, après plus d’un retour, dans l’impartialité, et ces Mémoires, si longtemps attendus, si longtemps redoutés, nous avons pu enfin les connaître tout entiers. Instruit, sinon devenu sage, par d’amères expériences, enclin par goût aux études historiques, disposé, autant par liberté d’esprit que par équité, à mettre la vérité au-dessus de tous les systèmes et de tous les préjugés, notre âge était, plus que tout autre sans doute, digne de cette fortune : plus que tout autre, il était capable de comprendre le prix de cette œuvre sans égale, et du jour qu’elle lui est apparue dans sa vaste et imposante unité, il a salué en elle un des