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compagnes. En un mot, l’ivresse s’étalait sous toutes ses formes, joyeuse ou hébétée, bouffonne ou féroce. Vers le soir, tous les hôtes, hommes et femmes, furent pris d’une incroyable fureur de bataille ; il paraît que c’est là une partie obligée du programme et le couronnement de la fête. On n’en élit pas trouvé un seul qui ne portât les stigmates d’une lutte violente. Ces duels à coups de poing avaient lieu sans le moindre motif. Dès que deux personnes se rencontraient, elles se prenaient aux cheveux sans tenir compte ni de l’âge ni du sexe. Nul ne demandait grâce, nul n’aurait fait merci ; chacun attaquait et se défendait de son mieux. Le vaincu tombait sur la neige, et le vainqueur courait à de nouveaux exploits.

On comprend que de telles mœurs soient peu favorables au développement de l’esprit ; ce peuple d’ivrognes est un peuple de brutes. M. Castrén avait besoin d’une rare patience pour arracher quelques renseignemens à son interprète ; il lui fallait répéter dix fois la même question, et malgré tant d’efforts, il ne réussissait pas toujours à se faire comprendre. Voici un exemple assez divertissant de la stupidité du Samoyède : « Un jour, dit M. Castrén, je priai mon interprète de me traduire cette phrase : Ma femme est malade. Il réfléchit un instant, et traduisit ainsi : Ta femme est malade. — Ne traduis pas ta femme, lui dis-je, mais ma femme. — La chose est comme j’ai dit, répliqua-t-il. — Voyant que je n’en tirerais rien de plus, je pris un détour et lui demandai la traduction de ces mots : Ta femme est malade. — Si tu parles de ma femme, répondit le Samoyède, elle se porte aussi bien que moi. — Mais il peut arriver qu’elle ne soit pas toujours bien portante ; si elle tombe malade et que tu viennes me l’annoncer, comment t’exprimeras-tu ? — Il répliqua : « Quand je suis venu chez toi, ma femme se portait bien ; si elle doit être malade un jour, je ne puis le savoir. » — Cela me rappelait, ajoute M. Castrén, la réponse de ce Lapon converti, à qui je demandais la traduction des mots sauver, racheter, rédemption. Il médita quelque temps et répondit d’un air pénétré : « Ni toi ni moi nous ne pouvons faire l’œuvre de la rédemption. C’est notre seigneur Jésus-Christ lui seul qui nous a tous rachetés. »

Il y a pourtant au milieu de ces populations grossières certains hommes qui font profession d’une science supérieure : ce sont les tadibes, espèce de prêtres ou de magiciens qui prétendent se mettre en rapport avec le monde des esprits. M. Castrén a étudié avec soin toute cette sorcellerie des tadibes qui joue un rôle si considérable dans le nord de l’Europe et de l’Asie. Il y a telle contrée, tel village, tel campement de Samoyèdes où l’on ne s’avance qu’à travers les incantations et comme chez une bande de nécromans. À lire ces bizarres aventures du voyageur, on se rappelle involontairement les