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pièces d’argent, et la voiture partit. Comme il se retournait pour jeter un dernier regard sur la contrée, il aperçut une rangée de mendians agenouillés qui priaient à haute voix pour le voyageur. Au même instant, un son monotone et lugubre retentit dans les airs ; c’était la cloche de vêpres, tous se découvrirent et se signèrent. « Le chant de la bénédiction, dit M. Castrén, vint encore jusqu’à moi, mais bientôt je n’entendis plus que la mélodie sourde et prolongée de la cloche. »

Cette page si simple et si dramatique à la fois emprunte un intérêt plus vif encore à la destinée de M. Castrén. Le jeune savant n’était pas exilé, mais ce climat fatal à tant de proscrits devait briser avant l’âge cette noble et laborieuse existence. Ce sont les fatigues de la Sibérie qui l’ont tué ; les Reisen im Norden sont le testament de l’intrépide philologue. On n’y trouve du reste, à part ce pressentiment que j’indiquais tout à l’heure, aucune trace de lassitude ou de tristesse. La vaillante nature du savant s’y épanouit plutôt avec une sorte de sérénité joyeuse. Quelle grâce et quelle liberté d’esprit ! Si j’avais à apprécier le livre tout entier, j’aimerais à déployer ces vives peintures des Finnois, des Karéliens, des Russes septentrionaux ; je raconterais le touchant et poétique épisode d’une famille de pasteurs protestans chez les Lapons, je détacherais enfin plus d’un excellent tableau de genre où la finesse de l’observateur est mise en relief par la gaieté du peintre. Voyez surtout cette description d’un carnaval russe à Kola, la dernière ville du monde civilisé ! Sur les pentes escarpées de la montagne, jeunes gens, jeunes filles, jeunes femmes, parés de leurs plus riches caftans, de leurs plus belles jaquettes bariolées, glissent, rapides comme l’éclair, dans des traîneaux emportés par des rennes. L’agilité, l’adresse, l’audace victorieuse, excitent les transports des spectateurs ; mais que de rires aussi, que de moqueries et de huées quand deux traîneaux se rencontrent et que les maladroits vont rouler dans la neige ! Maints épisodes pleins de grâce se détachent de la mêlée bruyante. Ici, c’est un jeune Russe qui, debout, les courroies à la main et fier du dépôt qui lui a été confié, fait voler sur le chemin périlleux sa fiancée, rouge d’orgueil et de plaisir ; le ruban qui retenait les cheveux de la jeune fille vient de se dénouer, et les blondes tresses flottent au vent. Là, c’est une belle amazone qui dirige elle-même son traîneau rapide aux applaudissemens d’une foule enthousiaste… Mais c’est en Sibérie que nous devons suivre notre guide ; oublions les élégantes et intrépides jeunes filles de Kola, nous voici au milieu des grossiers Samoyèdes.

Les Russo-Sibériens ont encore fort à faire avant d’accomplir la conquête morale des Samoyèdes. Ne cherchez ici ni la gravité