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Cette première formule est-elle claire et simple ? a-t-elle perdu tout air mystérieux ? Je le suppose, et s’il en est ainsi, rien de plus facile que de parvenir à une autre formule, à celle justement qui a tant fasciné l’imagination du père Gratry. Sans savoir beaucoup d’algèbre, sans même en savoir un mot, on peut comprendre cette règle générale qu’une équation étant donnée, on ne l’altère pas en multipliant ses deux termes par une même quantité. Appliquez cette règle à l’équation. : A divisé par l’infini égale zéro ; multipliez chaque terme par l’infini (faites cette opération mécaniquement, comme si l’infini était un multiplicateur ordinaire), et vous aurez cette autre équation : A ou une quantité quelconque égale zéro multiplié par l’infini, ou, ce qui est la même chose : zéro multiplié par l’infini égale une quantité quelconque.

Telle est l’origine très simple et la génération non moins simple de la grande formule du père Gratry. Y trouvez-vous encore quelque obscurité ? De grâce ne la regardez pas avec l’imagination, surtout avec une imagination pleine d’a priori théologiques et de mystiques rêveries ; regardez-la de l’œil de la raison, appliquez-y la froide analyse, et voici en définitive ce que vous trouverez dessous. Étant donné une quantité quelconque A, si on la décompose en parties de plus en plus petites, il faut, pour reformer cette quantité tout entière, prendre un nombre de parties de plus en plus grand, de sorte que si la petitesse des parties tend vers zéro, il faudra que le nombre des parties ajoutées approche de l’infini. Qu’y a-t-il au fond de cette analyse ? Ce principe évident, qu’une grandeur se compose de toutes les parties dans lesquelles on la divise, en d’autres termes qu’un tout est égal à la somme de ses parties, ou bien encore qu’une grandeur est égale à elle-même, ou bien enfin que A = A.

Voilà ce principe d’identité d’où partent et où reviennent les mathématiques, principe admirable de fécondité, mais principe le plus simple, le plus clair, le moins mystérieux du monde. Cette conclusion est, je l’avoue, très contrariante pour notre ingénieux oratorien, qui veut voir partout des élans de l’esprit, des bonds merveilleux du fini à l’infini, des mystères, des extases, des adorations. Eh bien ! non, il faut que le père Gratry se résigne. S’il veut à tout prix des ombres et des mystères, il en trouvera dans la théologie et dans le cœur humain ; mais qu’il n’en cherche pas dans les mathématiques, ce n’est pas le pays du mystère, c’est le pays de la clarté.


VI

Porter le mysticisme et la théologie dans l’algèbre, ce n’est point un caprice accidenté du père Gratry ; il les introduit systématiquement dans toutes les sciences. À l’en croire, rien ne se fait de grand,