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purement abstraites, et peut-être, si l’on veut pousser l’assimilation plus loin, des notions irréalisables, des idéaux de la pensée qui ne peuvent être connus comme réels qu’à la condition de se contredire. Nous voilà en pleine philosophie allemande. L’idée de l’être, dira Hegel, implique contradiction, comme l’idée de l’infiniment petit. L’être est en un sens, et en tant qu’indéterminé, il n’est pas. Il est fini et infini, de sorte que le fond de notre pensée et de toute existence est une contradiction. Grand Dieu ! voilà le père Gratry qui donne des armes aux hégéliens !

Je ne veux pas pousser plus loin cette polémique. Je ne veux pas dire au père Gratry que ce procédé infinitésimal est un procédé inventé au XVIIe siècle, étranger jusque-là au genre humain et aux savans, un procédé artificiel, particulier, qu’à ce compte Dieu ne serait connu que depuis Leibnitz, et que la connaissance en serait refusée à la plupart des hommes. Je crois en avoir dit assez pour conclure que la confusion du calcul infinitésimal avec la preuve de l’existence et des attributs de Dieu est une des chimères les plus étonnantes où un homme d’esprit ait pu se laisser entraîner. Si on voulait badiner en matière si sérieuse, on pourrait dire au père Gratry qu’il a infiniment peu réussi dans son entreprise, et que si la notion d’infiniment grand n’était pas supérieure à toute chose humaine, c’est à l’erreur où il tombe qu’il faudrait l’appliquer.


V.

Voilà un triste dénoûment pour une grande et généreuse entreprise, inspirée à son début par une pensée de conciliation si juste et si élevée, soutenue par un si généreux enthousiasme, une imagination si vive et un si aimable talent. Pourquoi cet échec ? C’est qu’en de telles entreprises l’imagination, la foi, le cœur, l’esprit, l’enthousiasme, tout cela n’est rien sans une raison sévère pour règle et pour contrepoids.

Certes l’enthousiasme est de toutes les choses du monde la plus belle et la plus divine, et, pour en médire, le moment serait mal choisi ; mais ce n’est pas l’enthousiasme qui à lui tout seul a créé la science moderne. La foi, l’imagination, le mysticisme, tout cela surabondait au XVIe siècle, et cependant, pour rendre cette ardeur féconde, il a fallu la raison calme et l’austère analyse des Descartes, des Galilée, des Newton, des Leibnitz. Ôtez à l’esprit le plus distingué la faculté critique, vous le condamnez à une agitation stérile. L’enthousiasme dégénère chez lui en exaltation ; pour vouloir saisir d’un seul élan la vérité, il embrasse des chimères, et il peut lui arriver de tout confondre pour avoir voulu tout unir. Le chemin de la vérité est simple et unique, mais il y a plus d’un chemin pour