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desseins. La théologie, telle qu’on l’enseigne dans les séminaires, paraissait à ces enfans de l’Ecole polytechnique et de l’École normale qui avaient respiré l’air du siècle et entendu à Paris les savans et les philosophes, la théologie scholastique leur paraissait frappée de stérilité. Il fallait lui rendre la vie. On en essayait la réforme sur un seul petit séminaire, mais on méditait de l’étendre à tout le diocèse et de proche en proche à toute l’église. Voisins de l’Allemagne, nos théologiens de Molsheim tendirent la main à la savante et catholique Bavière. Ils étudiaient la philosophie avec Schelling, la théologie avec Mœhler, la physiologie avec Burdach, et à tout cela ils associaient volontiers le mysticisme de Gœrres et de Baader. Voilà le foyer ardent où s’est allumée l’intelligence de M. l’abbé Gratry. Philosophie, mathématique et mysticisme, les trois objets de ses prédilections, c’est à Strasbourg qu’il a commencé de les aimer et de les unir.

Au milieu de ces études et de ces plans de réforme éclata l’orage qui devait disperser le cénacle de Molsheim. L’évêque de Strasbourg, d’abord si favorable aux novateurs, n’avait pas tardé à prendre alarme de leurs progrès, et il se décida, le 15 septembre 1834, à les signaler publiquement à la défiance de l’église. On se défendit, on protesta, on partit pour Borne ; mais le récent exemple de M. l’abbé de Lamennais était significatif. Les idées de paix prévalurent, et M. l’abbé Gratry fut un des dix signataires de l’acte de soumission. Tout en cédant de bonne foi sur quelques points particuliers, M. l’abbé Gratry s’attacha à une idée générale qui ne manque pas de grandeur : c’est l’idée de vivifier les sciences par la philosophie et la philosophie par la religion. Nous l’avons connu à Paris en 1840 directeur du collège Stanislas, puis aumônier de l’École normale, et toujours uniquement occupé de mûrir son idée et de la répandre parmi la jeunesse.

M. l’abbé Gratry était alors parfaitement ignoré du public. Il n’avait pas écrit et ne songeait peut-être pas à écrire, mais on ne pouvait le voir et l’entendre sans être frappé de la tournure de son esprit et de la distinction de toute sa personne. Ce qui attirait tout d’abord à lui, c’était l’aimable accord de la gravité adoucie du prêtre et de l’aisance de l’homme du monde. Sa conversation, tour à tour sérieuse et enjouée, était pleine de séduction. Il ne fallait pas l’avoir beaucoup fréquenté pour être au fait de ses idées favorites, et il avait à leur service une abondance, une chaleur et une verve inépuisables. C’était un homme à systèmes ; mais, chose étonnante, avec une confiance absolue dans ses idées, il ne laissait jamais paraître ni ton dogmatique ni orgueil. Il vous proposait les idées les plus hardies, les plus subtiles, quelquefois même les plus bizarres, non pas comme extraordinaires ou comme siennes, mais comme les plus