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malheur de périr dans une circonstance où un grand nombre d’autres hommes subissent le même sort. Il n’est point de jour où l’humanité prise collectivement ne perde une centaine de mille êtres de notre espèce. Qu’importe à un Indien du Gange qu’il meure en même temps que lui un Américain du Mississipi ou de l’Amazone? Mais pour ceux à qui l’histoire ou des témoins vivans racontent des catastrophes extraordinaires, il est évident que l’émotion, la pitié et même un sentiment plus pénible naît du grand nombre de victimes qui ont perdu la vie, surtout quand rien ne pouvait faire prévoir de si grandes calamités. Aussi l’Europe entière fut frappée de terreur à la nouvelle de la catastrophe de Lisbonne, qui arriva, comme on sait, il y a cent ans, en 1733.

Voici comme parle un témoin oculaire :

« Le 1er de ce mois (novembre), vers les neuf heures du matin, une très violente secousse de tremblement de terre se fit sentir. Elle parut durer environ un dixième de minute, et en ce moment toutes les églises et les couvens de la ville, avec le palais du roi et la magnifique salle d’opéra qui y était attenante, s’écroulèrent. En un mot, il n’y eut pas un seul édifice considérable qui restât debout. Environ un quart des maisons particulières eurent le même sort, et suivant un calcul très modéré il périt environ trente mille personnes….. La crainte et la consternation étaient si grandes, que les personnes les plus résolues n’osèrent rester un moment pour écarter quelques pierres de dessus l’individu qu’elles aimaient le plus, quoique plusieurs eussent pu être sauvés par ce moyen; mais on ne pensa à rien autre chose qu’à sa propre conservation….. Le nombre des personnes écrasées dans les maisons et dans-les rues ne fut pas comparable à celui des gens qui furent ensevelis sous les ruines des églises; comme c’était un jour de grande fête et à l’heure de la messe, elles étaient toutes très pleines. Or le nombre des églises est ici dix fois plus grand qu’à Londres et à Westminster ensemble (c’est un Anglais qui parle). Les clochers, qui étaient fort élevés, tombèrent presque tous avec les voûtes des églises, en sorte qu’il n’échappa que peu de monde

« Environ deux heures après le choc, le feu se manifesta en trois endroits différens de la ville; il était occasionné par les feux des cuisines, que le bouleversement avait rapprochés des matières combustibles de toute espèce. Vers ce temps aussi, un veut très fort succéda au calme, et activa tellement l’incendie, qu’au bout de trois jours la ville fut réduite en cendres. Tous les élémens parurent conjurés pour nous détruire. Aussitôt après ce choc, qui fut à peu près au temps de la plus grande élévation des eaux, le flot monta de quarante pieds plus haut qu’on ne l’avait jamais observé, et se retira aussi subitement. »

On craignait la contagion de tant de cadavres; « mais, dit le narrateur, le feu les consuma et prévint ce mauvais effet. » On craignait la famine, mais on sauva quelques greniers. Cependant, « dans les trois premiers jours, une once de pain valait une livre d’or. » Il ajoute : « La troisième grande crainte était que la classe vile du peuple ne prit avantage de la confusion pour tuer et voler le petit nombre de ceux qui avaient sauvé quelque chose. Cela arriva jusqu’à un certain point, sur quoi le roi ordonna qu’on dressât des