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du protectorat russe, définitivement consacré par le traité de Kainardgi. Le cabinet de Pétersbourg relevait récemment les bienfaits dont les principautés sont redevables aux tsars. Quelques-uns de ces bienfaits sont réels au point de vue matériel. Nul n’a eu plus de part que la Russie cependant à l’oppression qui a pesé sur les Moldo-Valaques. La Russie a été la protectrice et la complice de cette tyrannie cruelle et corrompue des Phanariotes, qu’elle achetait. Elle a dominé les principautés par ses agens, par ses missionnaires, par ses consuls, par ses soldats, et si elle les a protégées quelquefois, elle leur a fait payer son protectorat, non-seulement au prix de leur indépendance politique et morale, mais encore à beaux deniers comptans. Les frais des occupations successives des armées russes forment la seule dette inscrite au budget des principautés. Aussi pour l’instinct national roumain la Russie est-elle devenue le véritable ennemi. Le sultan n’est qu’une ombre, c’est le tsar qui menace. Telle est la situation aujourd’hui, et elle se dévoile encore plus par la guerre actuelle, qui a commencé sur le Danube, où la lutte a éclaté si souvent, comme pour montrer que là pouvait se régler le sort du monde. « La steppe, disait il y a quelques années un agent français dans les principautés, la steppe sera, au jour d’un conflit européen, le lieu où se livrera la bataille. »

Ceci ne prouve au surplus qu’une chose, c’est l’importance de cette position du Danube dans les affaires du monde. Ce danger, chacun le sent ; la nécessité d’élever là une barrière qui garantisse la sécurité de l’Occident, tous les esprits l’aperçoivent. Cependant, si la guerre a pris naissance sur le Danube, si elle a eu pour premier prétexte l’invasion des principautés, en réalité l’état de ces provinces n’est plus qu’un des élémens de la lutte actuelle, et la question qui se débat aujourd’hui tient à des causes plus générales, plus profondes. La guerre suscitée par la Russie dans une heure de fatale inspiration a mis à nu un vice évident dans l’organisation de l’Europe ; elle a montré qu’à un jour donné l’Occident, tout occupé d’industrie et de chemins de fer, pouvait être surpris, et que, s’il ne disposait point de toutes ses forces, il pouvait voir de loin s’accomplir les destinées de l’Orient. Quel sera le correctif de cette situation ? Consultez et énumérez les opinions ; elles varieront suivant les pays où on les exprime, selon les esprits qui les professent. Pour un gentilhomme polonais auteur d’un livre remarquable sur la Justice et la Monarchie populaire, le vrai, le seul remède, c’est la reconstitution de la Pologne, d’une Pologne grande et forte.

L’auteur de cette œuvre curieuse part d’un point : c’est que la Russie obéit à une nécessité organique de son existence en marchant vers l’Orient, et que la Turquie est fatalement impuissante à se réformer. Il trace un tableau de l’Europe, et il place en Pologne le levier de la défense européenne. Toute autre combinaison sera inefficace et laissera intactes les grandes questions de sécurité publique. — Mais ceci, dira-t-on, est un remaniement complet des territoires en Europe. — Le vif et spirituel publiciste n’en est point à cela près, on le pense. Ses sympathies tout entières sont pour l’Occident, pour la France en particulier. Dans la distribution des territoires, ses préférences seraient évidemment pour la Prusse, qui devient dans sa pensée la tête de l’Allemagne protestante du nord. Entre la Prusse et les puissances de l’Occident, il y a