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lors la citadelle a été mise dans un état inexpugnable. — C’est toute une controverse dont nos soldats sont chargés de dire le dernier mot.

Au fond, peut-être le Journal russe exagère-t-il avec intention les facilités qu’il y aurait eu dès l’origine à prendre Sébastopol, de même qu’il exagère peut-être aussi les difficultés accumulées depuis par la défense, et rien n’est plus simple. Il se peut sans doute qu’une marche hardie après la bataille de l’Alma eût décidé de l’issue de la campagne ; il a pu y avoir un instant, rapide comme l’éclair, où les armées alliées auraient pu se précipiter sur Sébastopol et emporter la ville par un coup de fortune ; mais pour saisir cet instant, il fallait s’aventurer sans disposer encore de moyens complets de guerre, il fallait surtout abandonner une base d’opérations assurée. Une fois devant Sébastopol, le maréchal Saint-Arnaud lui-même eût-il tenté une attaque de vive force avant de s’être établi solidement et d’avoir retrouvé ses communications avec la flotte dirigée sur Balaklava ? Ceci est le secret de la mort. De tels excès d’héroïsme réussissent quelquefois justement par ce qu’ils ont d’extrême, parce qu’ils ne se réservent d’autre refuge que la victoire ; ils entraînent aussi un degré de responsabilité terrible. Ce qu’on en peut conclure, c’est que les chefs des forces alliées n’avaient pas seulement à considérer l’état de la ville ; ils avaient à se régler sur leur propre situation dans un pays ennemi, en présence d’une armée vaincue il est vrai, mais non détruite. Ici la guerre prenait une face nouvelle, et devenait un siège qui n’a point eu d’égal peut-être. Or, la guerre une fois entrée dans cette voie d’opérations plus lentes et plus méthodiques, quels augures peut-on tirer des événemens qui se sont succédé dans cette campagne et de la situation respective des armées belligérantes ?

Ce n’est point évidemment par de simples conjectures ou par l’instinct du patriotisme qu’on peut résoudre ces questions. Les faits seuls peuvent donner la mesure du véritable état des choses et mettre sur la trace du dénoûment de ce redoutable conflit. Les Russes, cela est certain, ont eu pour eux la faveur du temps et des circonstances. Le court intervalle qui leur a été laissé à l’origine, ils l’ont mis à profit. Réduits à tenir leur flotte enfermée, ils en ont tiré de nouveaux moyens de défense en coulant leurs vaisseaux à l’entrée du port, en transportant à terre l’immense artillerie de leur escadre. Avec des matelots devenus inutiles, ils ont fait des soldats et des ouvriers. Ils ont mis une habileté qu’il serait oiseux de méconnaître à tirer parti de la situation de la ville, pour la transformer en un vaste camp retranché hérissé de bastions et de redoutes. Chaque mamelon a été une citadelle à emporter, chaque position exige un nouvel assaut, et c’est ainsi qu’on a pu dire que Sébastopol ne serait enlevé que morceau par morceau. Certes cette défense prolongée est par elle-même le signe d’une singulière énergie, et le succès de la résistance n’a pu qu’exalter encore les défenseurs de Sébastopol. Qu’y a-t-il cependant d’étrange dans la durée de ce siège ? Les Russes se sont trouvés dans les conditions les plus favorables pour soutenir la lutte. Par la force des choses, ils conservaient une complète liberté de communications, qui leur a permis sans cesse de renouveler leurs approvisionnemens, leurs vivres, leurs munitions. De tous les points de la Russie, des renforts ont pu arriver de façon à présenter au combat des troupes toujours fraîches. Si