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lassait pas de répéter, à propos de Diderot, cette aimable et galante phrase que varie aujourd’hui Mme Ristori en se récriant sur le bonheur que Mlle Rachel peut avoir de jouer ses rôles en français, devant un public français. Oui certes, c’est un admirable instrument que la langue française, mais encore faut-il savoir s’en servir, et rien au monde n’est affreux comme d’en jouer faux. Que ceux qui doutent se donnent la peine d’aller entendre Mlle Cruvelli à l’Opéra, ou de lire certains méchans vers que l’immortel auteur de Faust et d’Egmont eut la faiblesse de commettre[1] ! Et les continuelles obsessions auxquelles l’exposerait inévitablement cette situation mal définie d’actrice mi-partie italienne, mi-partie française. Mme Ristori y songe-t-elle bien ? Aujourd’hui encore sa qualité d’étrangère la protège, mais qu’elle risque le bout de son pied sur une scène française quelconque, — et soudain la voilà en butte à toutes les intrigues, à toutes les compétitions, à tous les amours-propres. Celui-ci lui apporte ses drames, celui-là ses comédies et ses proverbes ; un troisième, exploitant la circonstance, s’offre à lui composer un rôle exceptionnel, lequel ne sera écrit ni en français ni en italien, mais dans une sorte de jargon agréablement panaché, de baragouin à la Médicis. Que Mme Ristori ne s’y trompe pas, il n’y a d’avenir et de salut pour elle que sur le théâtre naturel de ses succès ; le reste est illusion et chimère. D’ailleurs on ne fait point si bon marché du laurier dantesque, et son intérêt comme sa gloire lui commandent de couper court à des insinuations sous lesquelles les vrais amis de son talent ont peine à ne pas entrevoir quelque perfidie. Étrangère, elle n’est, comme on dit, sur le chemin de personne, et profite de ce bénéfice pour rallier tous les suffrages : qui sait si dans d’autres conditions les choses ne changeraient pas du jour au lendemain ? Pour nous, qui n’avons apporté dans la question que l’amour sincère du beau, nous regretterions très vivement toute démarche fausse et capable de compromettre, ne fût-ce que par occasion, un talent placé si haut désormais dans l’estime et l’admiration du public, qui, tout en applaudissant à la grandeur de l’artiste, aime aussi, plaisir rare dans tous les temps, rare surtout dans celui-ci, à pouvoir rendre hommage à la dignité de la femme.


HENRI BLAZE DE BURY.

  1. A propos de l’arrivée en France de l’archiduchesse Marie-Antoinette d’Autriche. À coup sûr, si Voltaire se fût avisé de composer des vers allemands sur le grand Frédéric, il n’aurait pas plus mal réussi. Qu’on en juge :

    Lorsque le fils de Dieu descendu sur la terre
    Pour bénir les mortels comblés de misère.
    On vit de tous côtés se presser sur ses pas
    Des boiteux, des perclus gisant sur leurs grabats ;
    Mais lorsque des Français l’auguste reine avance,
    Qu’elle pose le pied sur la terre de France,
    La police attentive a soin de décréter
    Qu’à son royal regard ne doit se présenter
    Ni bossu, ni goutteux, ni pauvre apoplectique,
    Ni perclus, ni bancal, ni même rachitique.
    Comme ça, de chez soi Strasbourg fait les honneurs !
    O siècle, ô temps, ô mœurs !