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partageant son temps entre l’étude et la compagnie de la comtesse, il vivait depuis plusieurs années en tiers dans le ménage, lorsqu’un beau jour, trouvant décidément que le mari était de trop, il jugea convenable d’en finir une bonne fois avec lui. Le projet arrêté, on obtint le consentement de Léopold Ier, grand-duc de Toscane, lequel naturellement n’apprit de cette affaire que ce qu’on voulut bien lui en dire. Or il ne fut d’abord question que d’avoir l’autorisation d’entrer dans un couvent à Florence, et d’y rester sous la protection de son altesse. La difficulté était de savoir comment s’y prendre pour se tirer des mains du comte d’Albani, qui, imbu des bonnes traditions de certains maris de Molière, ne quittait sa femme que le moins possible, et l’enfermait à clé lorsque d’aventure il avait à s’éloigner. Dans cet embarras, on eut recours à une amie de la comtesse, Mme Orlandini, de la famille du comte d’Ormond, et à un M. Gehegan, gentleman[1] irlandais fort attaché à cette dame. Il va sans dire que, selon la loi et la morale également pratiquées en semblables circonstances, cette Mme Orlandini et ce M. Gehegan étaient en même temps les meilleurs amis du prince et ses commensaux habituels. Un matin. Mme Orlandini vient déjeuner chez la comtesse, et propose, en sortant de table, d’aller au couvent des Bianchetti voir certains ouvrages dans lesquels les religieuses passaient pour exceller. La comtesse accepte la partie, si toutefois son mari le veut bien. Il y consent, et l’on se met en route tous ensemble. Arrivés au couvent, nos promeneurs rencontrent M. Gehegan, qui sans nul doute se trouve là par le plus grand des hasards. La comtesse descend de voiture avec Mme Orlandini ; toutes deux prennent les devans en s’élançant au haut de l’escalier, et vite se font ouvrir la porte, qu’elles referment avant que le comte puisse être monté. En le voyant ainsi tout essoufflé, M. Gehegan, qui avait offert la main aux dames, s’écrie : « En vérité ces nonnes sont ce qu’il y a au monde de plus mai élevé ; elles m’ont fermé la porte au nez et refusent de m’admettre avec ces dames. — Tout beau, répond le comte ; je saurai bien, moi, les contraindre à nous ouvrir. » Et le voilà heurtant, frappant et se démenant comme un diable sans que personne ait l’air de s’en soucier. Enfin, au bout d’une longue demi-heure, la mère abbesse paraît à la grille, et lui déclare que sa femme a choisi cette sainte maison pour asile, et qu’elle y restera désormais sous la protection de Mme la grande-duchesse. Furieux et la rage dans le cœur de s’être laissé bafouer de la sorte, le pauvre comte s’en retourne chez lui. Pendant ce temps, la comtesse, qui n’a pas la moindre envie de couler ses jours dans un cloître, écrit à son beau-frère, le cardinal d’York, et sait si bien s’y prendre, que son éminence l’engage à venir vivre à Rome auprès d’elle, et se fait fort d’obtenir la bienveillance du pape Pie VI. Restait encore un sujet d’inquiétude. On craignait que le comte Albani, instruit de l’escapade, ne fît enlever sa femme sur la route ; mais, pour parer à ce danger, la voiture partit avec une escorte d’hommes à cheval, et, ce qui valait mieux encore, le comte Alfieri et M. Gehegan, tous deux déguisés et bien armés, prirent place sur le

  1. Voir, sur les différens originaux qui figurent dans cette édifiante histoire les Mémoires d’un Voyageur qui se repose, par Dutens, Paris, 1819. Voir aussi le curieux détail qu’en donne M. de Sternberg : Berühmte deutsche Frauen des achtzenhten Jahrhunderts. Leipzig, Brockhaus.