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humeur se détend, son tempérament se forme, et ce qu’il y avait d’indomptable et de fruste chez le jeune homme devient énergie mâle et ferme propos. Qui sait ce qu’on eût pu attendre d’Alfieri, si les circonstances l’eussent mis à même d’exercer et de développer ces instincts magnanimes qu’il avait en lui ? Malheureusement le milieu dans lequel il se trouvait placé s’opposait à toute action de ce genre, car pour être patriote il faut d’abord avoir une patrie, et la petite principauté italienne à laquelle la naissance le rattachait eût été, en somme, fort embarrassée de la remuante énergie d’un pareil homme. Il y a là une situation qui vaudrait la peine d’être étudiée. Sentir déborder en soi la force et le courage, n’aimer au monde que l’action, n’aspirer qu’au renom d’un héros, et se voir condamné par le destin à n’être qu’un simple mortel, un semblable supplice était pour rendre fou un homme de la trempe d’Alfieri. Aux heures de désespoir, la poésie lui apparaissait comme un refuge, et sans connaître encore ses propres ressources, sans recourir à sa propre inspiration, il demandait à l’œuvre des autres la distraction et l’apaisement. Peu à peu cependant les voix intérieures s’élevèrent, son imagination s’émut, sollicitée par des types qui vaguement se rapprochaient du sien, et ce fut ainsi que Philippe, sa première tragédie, vit le jour.

Désormais s’ouvre une trêve, désormais brille un phare au-dessus des écueils, et vous croyez voir se disperser ces affreux nuages qui couvraient de nuit et d’épouvante les flots où naviguait sa barque. Enfin un peu de calme renaît dans cette vie, l’orage s’endort, les grandes épreuves ont cessé, et le lecteur qui voit se dérouler sous ses yeux ce tableau d’angoisses et de misères éprouve je ne sais quel bien-être en arrivant à ces chapitres que des titres d’heureux augure recommandent : délivrance, études, repas. Pour montrer quelle violence apportait cet homme en ses attachemens, et quels étaient ses accès et ses fureurs, qu’on me permette de citer certains passages du récit qu’il donne de son troisième amour, de cette passion indigne dont il eut tant à se repentir. « Une fois plongé jusqu’au cou dans cette aventure, il n’y eut plus pour moi ni calme ni plaisirs ; mes chevaux eux-mêmes, mes chers chevaux, je les abandonnai. Du matin au soir et du soir au matin, je ne la quittai plus, mécontent, furieux d’être là, et pourtant incapable de n’y pas être, et cet état chagrin et misérable se prolongea ainsi depuis le milieu de 1773 jusque vers la fin de février 1775. Tant d’émotions et de tiraillemens ébranlèrent à la longue ma santé, et je fus pris d’une horrible maladie, si bizarre en ses symptômes, que les méchantes langues de Turin prétendirent qu’elle avait été inventée tout exprès pour moi. Les vomissemens ne cessèrent que pour faire place à d’épouvantables convulsions dans les membres, auxquelles succédaient des crampes dans la gorge à croire que j’allais étouffer. La honte, les angoisses, l’espèce de frénésie où je vivais depuis que j’étais devenu la proie de cet amour, avaient amené cette crise, au bout de laquelle je n’entrevoyais que la mort, car je renonçais à tout espoir de sortir jamais de ce labyrinthe de souffrances et de misères. » Il en sortit pourtant et n’eut rien de plus pressé que de ressaisir ses chaînes ; mais à peine était-il rétabli, que sa maîtresse à son tour tombait malade. Si cette femme, de mœurs fort décriées, et qui, bien que douée encore d’une certaine séduction, avait dix ans de plus qu’Alfieri, si cette femme avait pu conserver quelque doute sur la