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monarchiques, qui prêchent aux autres la liberté tout en gardant pour eux-mêmes le pouvoir absolu, dont ils se croient seuls dignes! Et puis, comment nier le rôle immense que joue l’orgueil en ces sublimes préconisations? Le bruit, l’éclat, la renommée, peut-être une couronne de martyr à conquérir, quel poète résistera jamais de si nobles tentations? Néanmoins, il faut bien le dire, ce n’est point là aimer vraiment la liberté, dont le culte, comme celui de toutes les vertus, exige plus d’abnégation et de renoncement de soi-même. Il convient aussi d’ajouter que, si l’on devait s’en tenir à de si austères conditions, bien des poètes qui se sont inscrits sous les drapeaux de la liberté manqueraient à l’appel, Alfieri et Byron tout les premiers.

Placé par sa famille dans un collège de jésuites, où son caractère intraitable l’a bientôt rendu le fléau de ses maîtres et de ses camarades, Alfieri s’en échappe de bonne heure, et le voilà courant le monde. Sa fortune et sa naissance ne tardent pas d’attirer à lui les offres de service et les brillantes relations; mais son naturel sauvage évite le commerce des honnêtes gens, et ne se complaît qu’au milieu des chiens et des chevaux. Passe encore pour l’écurie et le chenil, si l’on y vivait seul. Malheureusement le maquignonage finit toujours par s’en mêler, et ce goût de gentilhomme, quand on s’y livre avec trop d’exclusion, peut devenir la cause de bien des misères en vous liant avec des sociétés d’intrigans et d’aventuriers qui, n’ayant ni chevaux ni chiens, font profession de vivre aux dépens de ceux qui en ont. Le comte Alfieri eu fit bientôt la triste expérience : les hommes l’escroquèrent, les femmes, après l’avoir honteusement pillé, ne lui laissèrent que l’épuisement et la douleur physique pour se consoler de la perte de sa fortune, en suite de quoi il se mit à voyager, à parcourir les capitales, promenant de pays en pays son humeur atrabilaire, sa misanthropie, et cette oisiveté de fils de famille dont le poids commençait à lui peser.

Lui-même a décrit son état, et je doute qu’on puisse tracer un meilleur crayon de cette vie de jeunesse errante et vagabonde d’un être supérieur qui n’a pas encore trouvé sa voie. Peu s’en fallut que la crise ne l’emportât. Il parle dans ses Mémoires d’une liaison qu’il eut en Angleterre, et qui se termina si mal pour lui, fier et arrogant cavalier, qu’il fut au moment de s’arracher une existence désormais à ses yeux irrévocablement flétrie. A dater de ce jour, il prend les femmes en horreur, et jure de n’en plus rechercher aucune, serment de joueur qu’il s’empresse de rompre dès son arrivée à Bruxelles. Cette fois il fut moins malheureux et surtout moins trompé, mais sans trouver l’idéal entrevu dans ses rêves. Cependant le génie s’éveille en lui : il lit, travaille, compose; ses premiers vers ne le satisfont pas, il les jette au feu et reprend l’école buissonnière. A Paris, il commence par s’ennuyer énormément, et ne saurait que devenir, n’était cette fameuse haine des tyrans qu’il sent un beau matin fermenter, comme la lave des volcans, dans sa poitrine, où Dieu l’a mise pour la prochaine délivrance de l’humanité. Évidemment c’est là le rôle que les vues de la Providence lui destinent : honnête et chaleureuse conviction qu’à défaut de résultats publics, eut du moins l’avantage de ramener cette noble intelligence à la pratique des orateurs et des philosophes de l’antiquité, objets d’une insurmontable répugnance au temps des études classiques! À cette grande école, son