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« Je me suis couché dans un honnête état d’anxiété. Le choc a été violent pour ma famille, surtout pour mon cher garçon Frank, et cela a fait renaître toutes les vieilles terreurs d’arrestation, de saisie, d’insolvabilité. C’est exactement ce que j’avais prédit, et il y a eu, je crois, du parti-pris. »


Le coup avait pénétré profondément. Pendant trois ans encore, c’est-à-dire jusqu’à l’acte de désespoir qui mit fin à sa vie, Haydon continua à se débattre contre le désappointement et contre une position d’heure en heure plus accablante, peignant et se leurrant, suivant son habitude, pour tâcher d’oublier. Ses recours à la bourse d’autrui étaient devenus incessans; il s’adressait sans scrupule à tous ceux qu’il croyait assez riches pour donner, même à des personnes qu’il ne connaissait guère que de nom. Les refus étaient nombreux; les mains secourables furent loin cependant d’êtres rares. Malheureusement la misère vint à la fin ouvrir les yeux qui jusque-là étaient restés si obstinément fermés aux leçons plus douces, quoique rudes, de l’expérience. Il ne lui fut plus possible de se tromper lui-même, et quand le jour se fit, il n’eut pas la force de le supporter. Son journal nous conduit jusqu’à quelques minutes avant sa mort, — il n’avait pas cessé de le tenir aussi régulièrement que par le passé, — et nous en extrairons les derniers paragraphes pour leur laisser achever à eux-mêmes cette lamentable histoire.


« 16 (juin 1846). — De 2 à 5 heures, je suis resté devant mon tableau, assis et les yeux fixes, comme un idiot. Mon cerveau était affaissé par l’inquiétude et par les regards de ma chère Marie et de mes enfans, auxquels j’avais dû m’ouvrir. Je dînai après avoir engagé toute notre argenterie, afin de nous sauver du besoin en cas d’accident...

« J’avais écrit à sir Robert Peel, au duc de Beaufort et à lord Brougham, pour leur dire que j’avais une forte somme à payer J’offrais au duc de Beaufort une étude du duc de Wellington pour 1,230 francs. Qui fut le premier à me répondre? Malgré les attaques de Disraeli et les préoccupations harassantes des affaires publiques, j’eus la lettre suivante :

« Monsieur,

« Je suis fâché d’apprendre vos embarras continuels. Sur un fonds resreint qui est à ma disposition, je vous envoie, pour vous aider à sortir de ces embarras, une somme de 1,230 francs.

« Je suis, monsieur, votre obéissant serviteur,

ROBERT PEEL. »

« Et ce Peel est l’homme qui n’a pas de cœur! »

« 17. — Ma bien-aimée Marie, avec une exaltation de femme, m’engage à 

cesser tout paiement et à en finir. Je ne veux pas. Je veux terminer mes six tableaux avec la faveur de Dieu, réduire mes dépenses, et espérer que la miséricorde divine ne m’abandonnera pas, qu’elle m’accordera de franchir l’épreuve, en gardant jusqu’au bout la santé et la vigueur du corps.