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l’âge mûr à la jeunesse, la plus tendre et la plus cordiale que l’homme ait à espérer dans sa vie, porta ses fruits ordinaires. Le jeune peintre rentra chez lui tel qu’il en était sorti, et, jetant au vent toute considération, il se procura une vaste toile pour commencer son Jugement de Salomon. Voici le bilan de sa fortune à cette époque (1812) : « J’avais 15,000 francs de dettes, j’étais engagé dans un nouveau travail, et depuis des semaines je n’avais pas eu dans ma poche un shilling, excepté ce que j’avais pu emprunter ou me procurer en vendant successivement mes livres, mes habits, tout ce que je possédais. » Tant d’exaltation et de démence ne réussit pas cependant à dégoûter ou à décourager ses amis, — la suite de la même page en fait foi : « Leigh Hunt, y lisons-nous, s’est noblement montré. Il m’a réservé un couvert à sa table jusqu’à ce que j’eusse terminé mon Salomon. John (le frère de Leigh Hunt) m’a assuré de son côté que, dans la limite de ses moyens, je ne manquerais de rien. »

Les deux Hunt étaient des hommes de lettres, et comme tels on pourra se dire qu’ils voyaient dans un artiste une sorte de confrère ; mais un peu plus loin les mémoires de Haydon nous font connaître un plus grand cœur encore, et cela chez un individu de tout autre classe, qui ne pouvait pas .sentir de sympathie pour l’enthousiaste ou pour le peintre, et qui bien certainement n’adressait qu’à l’homme sa générosité. C’était le restaurateur Ruper, chez qui Haydon avait l’habitude de prendre ses repas :


« J’allai dîner où j’avais coutume, avec l’intention de ne pas payer ce jour-là. Il me sembla que l’on ne me servait pas avec la même prévenance. Le cœur fut près de me manquer quand je balbutiai : Je vous paierai demain. La servante sourit et parut prendre un air d’intérêt. Au moment où je m’échappais avec une sorte de sourde horreur, elle me dit : « Monsieur Haydon, monsieur Haydon ! mon maître désire vous parler. « Mon Dieu ! pensai-je, c’est pour me déclarer qu’il ne peut pas me faire crédit. Je m’acheminai comme un accusé vers la pièce où il m’attendait. « Monsieur, me dit-il, je vous demande pardon ; j’espère que vous ne vous fâcherez pas… je n’ai pas l’intention de vous blesser… mais… vous ne vous offenserez pas de cette liberté… Je désirais vous dire… Comme vous dînez chez moi depuis des années, et que vous avez toujours payé régulièrement,… si cela vous arrangeait, pendant que vous travaillerez à votre tableau, de dîner encore… vous comprenez, jusqu’à ce que vous ayez fini… pour ne pas être obligé de laisser ici votre argent, dont vous pouvez avoir besoin.. Enfin je veux dire que vous n’avez pas à vous inquiéter… pour la bagatelle d’un dîner. » J’avais vraiment le cœur gros, et je lui répondis que j’acceptais son offre. Le digne homme avait la sueur au front, et il sembla tout à fait soulagé. Depuis ce moment, les servantes (qui étaient de jolies filles) me regardèrent avec des yeux attendris et redoublèrent d’attentions à mon égard. Leur honnête patronne me dit que s’il m’arrivait d’être indisposé, elle me ferait porter du