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une certaine analogie avec le figuier multipliant, dont les rameaux portent des racines flottantes qui s’implantent à leur tour dans le sol dès qu’elles le touchent, produisant bientôt toute une forêt sortie d’un même arbre. On peut dire aussi que cet ouvrage présente un tableau complet et animé de la société indienne dans son ensemble. Fixé sous sa forme actuelle depuis des siècles, ce livre n’a point subi d’altération, parce que rien n’a changé dans l’Inde, ni les mœurs ni la croyance. Indépendans ou soumis à l’Angleterre, les râdjas sont demeurés jusqu’à ces derniers temps à peu près ce qu’ils étaient à l’époque de l’invasion musulmane ; les autres classes se tiennent dans la même immobilité, et si quelque changement commence à s’opérer dans la vie de cette vieille société, les effets n’en sont pas encore bien sensibles. Les fables qui avaient cours à Bénarès, à Hastinapoura (l’ancienne Dehly), à Mathoura, du Gange à l’Indus, sont venues se fondre dans deux recueils, le Pantchatantra et l’Hitopadésa, qui en est une imitation. Combien de transformations, au contraire, n’ont pas subies les fables, sorties peut-être de la même source, que l’Europe sait par cœur et répète de génération en génération ? C’est que celles-ci ont traversé bien des peuples et bien des civilisations avant d’arriver jusqu’à nous. Le plus ancien des fabulistes orientaux dont les apologues nous aient été transmis, Lokman-el-Hakim (Lokman le Sage, à qui Mahomet a consacré le trente et unième chapitre de son Coran), était né en Éthiopie ou en Nubie, selon toute apparence. Amené d’Afrique en Judée en qualité d’esclave, si l’on en croit la tradition, il répandit dans l’Asie occidentale ses petites fables, restées populaires parmi les Arabes. Le Phrygien Esope légua sa sagesse aux populations grecques, qui se transmirent les apologues de l’esclave bossu durant deux cent trente années, les polissant, les perfectionnant toujours, jusqu’à Démétrius de Phalère, qui les recueillit pour leur donner une forme définitive.

Que Lokman et Ésope soient un même personnage, qu’ils n’aient vécu ni l’un ni l’autre, peu importe ; il n’en demeure pas moins évident que les anciens considéraient la fable comme originaire de l’Orient, et qu’elle fut le langage employé par l’esclave ou par le peuple opprimé. À son tour, Rome hérita des apologues de Phèdre le Macédonien, qui avait su faire parler aux animaux la langue de Cicéron. Bien que le langage figuré se conservât toujours dans ces compositions nouvelles, l’esprit de l’Orient s’altérait ; la précision, la netteté du style, la perfection qui naît de l’art, l’emportaient de plus en plus sur l’ampleur des images et sur la naïveté du fonds. En s’éloignant de l’original, les traducteurs et les imitateurs s’éloignaient aussi de la nature et de l’ignorante crédulité des conteurs