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du Prince se trouvent à peu près d’accord sur l’art de gouverner les hommes ? Une pareille croyance répugne aux cœurs généreux, et Nârâyana, qui a proclamé cette désolante doctrine, semble se rétracter lui-même quand il laisse tomber sur l’instabilité des choses humaines ces belles et profondes paroles : « Où sont-ils allés, ces maîtres du monde, avec leurs gardes, leurs armées et leurs équipages ? La terre reste encore aujourd’hui comme un témoin qui atteste leur absence. » Le pouvoir qui passe sans laisser de traces ne mérite donc pas d’être acquis ni conservé par des moyens odieux !

Une fois qu’il a abordé le thème de la fragilité des choses d’ici-bas, le poète indien se met à le poursuivre avec le sentiment du détachement et de l’abnégation que lui inspirent les instincts de quiétisme et d’inertie qui sont le principe de la philosophie brahmanique : « La jeunesse, la beauté, la vie, la fortune, la puissance, et la société de ceux qu’on aime, sont des choses qui ne durent pas toujours ; elles ne doivent donc pas troubler l’esprit du sage. » Qu’on ne s’y trompe pas, la sagesse dont il est ici question n’a qu’un rapport apparent avec celle que Salomon demanda au Seigneur : c’est la sagesse négative de l’ascète indien qui, vers la fin de sa vie, s’assied au pied d’un figuier sacré pour méditer, dans une longue somnolence, sur l’inanité des biens de ce monde. J’en trouve la preuve dans ce distique où se trahit le découragement de l’âme : « A force de songer à la mort impitoyable, l’activité de l’homme se relâche comme une courroie mouillée par la pluie. » Ainsi, sous le climat merveilleux de l’Inde, l’esprit de l’homme, longtemps séduit par les attraits d’une nature étincelante et prestigieuse, se trouble à l’idée de la mort qui approche ; il a peur, il s’ennuie, s’inquiète, puis se calme peu à peu en cherchant à s’engourdir dans une indifférence croissante. Cet affaissement n’est point la sagesse, et malgré l’abondance des strophes dans lesquelles le poète peint la vanité des choses humaines, l’oubli des joies passées semble être le seul but qu’il se propose ; il ferme les yeux du corps au spectacle de la nature, sans ouvrir ceux de l’âme pour regarder le ciel.

Nous avons indiqué déjà la cause des incohérences d’idées et de doctrines qu’on remarque dans les diverses fables de l’Hitopadésa. L’auteur, invoquant à l’appui de son sujet tout ce qu’il sait, tout ce qu’il a lu dans les ouvrages de ses devanciers, poètes et philosophes de sectes diverses, arrive presque à se contredire lui-même sans s’en apercevoir. Et puis les Indiens, même les penseurs et les sages, sont faciles à se laisser entraîner à la pente d’une idée ; ils ressemblent aux rivières d’un pays tropical, tour à tour lentes dans leur cours, torrentielles et impétueuses, selon la masse d’eau que leur verse la