Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/835

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voisins, sur la diplomatie, sur l’art de la guerre. Nârâyana est pandit, ce qui signifie docteur ès sciences universelles ; il connaît tout, depuis la grammaire jusqu’à la manière de rédiger les traités.

Comment ces connaissances si vastes trouvent-elles à se développer et peuvent-elles briller dans le cadre étroit d’un apologue ? Par le moyen des stances poétiques et des maximes vigoureusement formulées qui se déroulent en longues guirlandes au beau milieu des fables. Ces hors-d’œuvre élégans, ces pensées tour à tour pleines de noblesse et mordantes jusqu’à la cruauté, ne s’appliquent pas toujours à la situation d’une façon rigoureuse ; mais elles ont l’avantage de nous faire connaître au vrai l’état de la société indienne et la morale du brahmanisme. Or la morale que proclame l’Hitopadésa n’est pas la pure morale du christianisme, quoi qu’on en ait dit. Elle s’éloigne même beaucoup de cette morale dite naturelle qui ressort des apologues d’Ésope et de Phèdre. Le pandit Nârâyana se place au point de vue de sa caste et de son pays, qui n’est pas celui du reste de l’humanité et du monde. Dès les premières lignes de l’introduction de l’Hitopadésa, le brahmane fabuliste, après avoir vanté les avantages de la science, supérieure selon lui à la vertu, résume sa pensée dans la stance suivante :


« Une contrée privée du Gange est une contrée stérile. Une famille dépourvue de science est une famille détruite. Une femme qui n’a point d’enfans est une femme morte. Un sacrifice qui n’est point accompagné de présens est un sacrifice inutile. »


Dans ces quatre phrases se trahit d’abord l’esprit de nationalité incompatible avec la vraie philosophie, quand il s’agit de devoirs ou de vertus. Loin des rives du fleuve sacré, l’humanité ne produit plus rien de bon, ce qui peut se traduire par ces mots : Hors de l’Inde, il n’y a que barbarie. Toute famille qui n’a pas été initiée à la science brahmanique, aux dogmes sortis du Véda, est détruite ; les vertus qu’elle pratique ne produisent aucun fruit dans le présent et dans l’avenir. La femme à qui la Providence refuse d’être mère ne mérite plus ni respect, ni sympathie ; la société la rejette ; elle est morte. Enfin, pour que le sacrifice soit efficace, il faut que le brahmane officiant s’en retourne chez lui bien gorgé et les mains pleines. — Non, ce n’est pas là l’éternelle morale ; je reconnais l’Hindou fier de son pays plus que le Grec ne le fut jamais, le brahmane vain des prérogatives de sa caste, toujours avide de présens et jaloux de conserver à sa postérité le haut rang qu’il doit au hasard de sa naissance. L’homme qui a écrit cette stance et qui la proclame avec autorité ne s’adresse point à ses semblables, dans la grande acception du mot ; il parle