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« — Je le veux bien, répondit le corbeau. Les trois amis partaient le matin et allaient où bon leur semblait. Un jour, le chacal tira le daim à l’écart et lui dit : — Mon ami, dans un endroit de cette forêt, il y a un champ rempli de blé ; je vais t’y conduire et te le montrer… — Cependant le maître du champ, voyant son blé mangé, tendit ses lacs. Le daim, étant retourné au champ, se trouva pris, et se dit à lui-même : Me voilà pris dans le piège du chasseur comme dans le lacet de la mort. Qui pourra me tirer de là, si ce n’est un ami ?… »


Cet ami, on le devine, ne sera pas le chacal ; celui-ci au contraire se réjouit de voir pris au piège l’animal gras et dodu qu’il convoite comme sa proie.


« Ces liens sont solides, pensa le chacal après les avoir examinés plusieurs fois. Puis il dit au daim : — Mon ami, ces lacs sont faits de cordes à boyaux. C’est aujourd’hui le jour consacré au soleil : comment pourrais-je les toucher avec mes dents ? Demain, si tu le veux bien, je ferai ce que tu me demandes. — Et il alla se coucher loin de là.

« Cependant, lorsque le soir fut venu, le corbeau, ne voyant pas revenir le daim, alla de tous côtés à sa recherche. En l’apercevant dans cet état, il lui dit : — Mon ami, que vois-je ? — Voilà, répondit le daim, ce que m’a valu le mépris des conseils d’un ami. — Le lendemain matin, le corbeau vit arriver le maître du champ, un bâton à la main. — Mon ami, dit-il au daim, fais le mort, retiens ta respiration, raidis tes membres et reste immobile. Je vais te becqueter les yeux, et lorsque je pousserai un cri, tu te relèveras bien vite et tu prendras la fuite. — Le daim suivit le conseil du corbeau. Le maître du champ, l’ayant vu dans cet état, ouvrit des yeux étincelans de joie. — Ah ! s’écria-t-il, tu es mort de toi-même ! — Il débarrassa le daim de ses liens, et se mit en devoir de ramasser ses lacs. Le daim, entendant le cri du corbeau, se releva aussitôt et s’enfuit. Le maître du champ lança son bâton contre lui ; mais au lieu de l’atteindre, il tua le chacal. »


Le chacal, il faut l’avouer, se trouve là fort à propos pour recevoir le châtiment de sa trahison. C’est que l’auteur voulait tirer des deux apologues que nous venons de citer deux moralités différentes et également vraies. En procédant ainsi, il peignait plus fidèlement les mœurs des animaux qu’il met en scène. Si le chacal est doué d’un naturel tout aussi méchant que le chat, il est moins rusé que celui-ci, moins habile, et partant il a moins de chances de réussir en ses projets. La première qualité du fabuliste consiste à connaître jusque dans leurs plus fins détails les habitudes des animaux qu’il prend pour types des vices et des vertus, et cette qualité précieuse, le pandit Nârâyana la possède au même degré qu’Ésope, Phèdre et La Fontaine. Il est même plus naturaliste qu’eux. Les bêtes de l’Hitopadésa portent des noms, significatifs qui révèlent leurs