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emprunté plus d’une figure. Toutefois il ajoute qu’Albert Dürer, si justement admiré par Michel-Ange, par Raphaël, par André del Sarto, n’est pas devenu ce qu’il aurait pu devenir, s’il eût été placé dans les mêmes conditions que les artistes italiens, c’est-à-dire que, livré à lui-même, abandonné à ses seules forces, grand par son génie, fortifié par l’étude, par le travail, il n’a pas atteint le but suprême de son art, parce qu’il ne lui a pas été donné d’interroger l’antiquité. Cet éloge et cette restriction sont également marqués au coin de la vérité. Dans la bouche d’un Toscan, l’exaltation d’un étranger est chose assez rare pour qu’on s’y arrête. Vasari préfère habituellement Florence à l’Italie entière, comme il préfère l’Italie au monde entier. Pour louer Albert Dürer avec tant de chaleur, il a donc fallu qu’il fût vraiment ébloui. Quoiqu’il n’occupe dans la peinture et l’architecture qu’un rang secondaire, quoiqu’il ne justifie pas par ses œuvres la prédilection de son maître Michel-Ange, Vasari connaissait la valeur de l’antiquité; s’il n’a pas su la mettre à profit pour son propre compte, il comprenait l’utilité salutaire de ses leçons. Il avait donc parfaitement raison d’affirmer qu’Albert Dürer, si grand et si inventif sans le secours de l’antiquité, aurait pu, aidé de ce puissant auxiliaire, atteindre jusqu’aux cimes les plus élevées.

La question soulevée par Vasari est de celles qui ne vieillissent pas et gardent une éternelle jeunesse, une éternelle opportunité. Chaque fois, en effet, qu’il s’agit d’un esprit de premier ordre, dont la fantaisie puissante n’a pas su trouver une forme harmonieuse et pure, nous sommes obligés de recourir à l’antiquité pour expliquer l’imperfection de ses œuvres. Vainement les novateurs, qui font sonner si haut l’indépendance, l’originalité de leurs principes, se débattent contre la nécessité d’interroger le passé, et de choisir le génie grec et le génie romain comme les plus parfaits modèles de grâce, d’élégance et de grandeur. Quand l’âge et les déconvenues les ont éclairés, ils sont bien forcés de se rendre à l’évidence et de confesser leur méprise. Telle n’est pas la condition d’Albert Dürer. Il n’a pas méconnu, il n’a pas dédaigné l’antiquité; mais il a été privé de son secours.

Ce n’est pas d’ailleurs le seul obstacle qu’il ait eu à surmonter. Non-seulement en effet l’antiquité lui était fermée, mais les modèles vivans qui marchaient devant lui ne pouvaient pas l’aider à deviner ce que l’antiquité lui eût révélé. Quelque sympathie qu’on puisse éprouver pour son pays, quelque charme qu’on trouve dans la contemplation de la jeunesse et de la candeur, si souvent confondues avec la beauté même, il faut bien reconnaître que la beauté pure n’appartient pas à tous les pays. Albert Dürer, eût-il été doué du génie d’Apelle et de Polyclète, ne fût jamais devenu ni Polyclète