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naturellement marin, qu’une fois sur l’eau il n’a jamais l’air d’avoir besoin d’arriver. Le sentiment que ces personnes bercées en naissant sur l’onde dormante des canaux connaissent le moins, c’est l’impatience. Il arrive parfois de rencontrer une batelière dans le goût de Rubens, qui, fière de son embonpoint et de sa seconde jeunesse, jette autour d’elle, comme la reine des eaux, un regard déterminé et froid. Dans ces maisons voyageuses habitent des animaux domestiques devenus pour ainsi dire amphibies, et qui ont la figure calme de leurs maîtres. Aux deux crépuscules, la surface des canaux se change en un miroir dans lequel toute la nature lave et purifie son image. Sur la rive, des arbres fatigués par la chaleur du jour trempent dans l’eau l’extrémité de leurs feuilles, comme pour boire. La nuit, si vous montez vers le gouvernail, vous jouissez d’un spectacle qui a de la grandeur. Les moulins aux ailes repliées et qui semblent regarder les étoiles, la tranquille lumière de la lune sur les eaux tranquilles, l’attitude innocente de ces petites maisons qui sommeillent sur le bord du canal et d’où sort par intervalle le chant du coq, tout cela vous révèle un des côtés rustiques de la vie hollandaise.

La Hollande est non-seulement le pays de la terre où l’on voit le plus d’eaux, mais c’est encore celui où l’on trouve le plus d’eaux immobiles. Les canaux sont des fleuves arrêtés. Cette sérénité des eaux n’est point étrangère à la placidité des mœurs, des habitations et des visages. Sur le parcours des canaux s’élèvent autour des villes des espèces de pavillons chinois où l’on se réunit, dans la belle saison, pour prendre le thé et le café. Quelques-uns de ces pavillons, dont le toit est recouvert de tuiles vernissées et luisantes, trempent leur pied dans l’eau avec un air de joie. Dans ces nids, qui reposent sous une abondante verdure, se réfugie le bonheur domestique. Il faut venir en Hollande pour comprendre la vie de famille. L’étranger qui erre seul contemple d’un œil d’envie ces petites retraites si contentes de leur propreté, qui se regardent dans le canal comme une jeune fille dans son miroir. Là les femmes se livrent à des travaux d’aiguille, tout en lorgnant du coin de l’œil les barques et les voyageurs qui passent; pour les hommes, les heures s’évaporent en anneaux de fumée. On a depuis longtemps remarqué combien un tuyau de pipe pendait naturellement d’une bouche hollandaise. La plupart des habitudes locales sont calquées sur les conditions hygiéniques du climat. Sous le ciel brumeux de la Néerlande, on a senti le besoin de faire de la fumée contre de la fumée : c’est une sorte d’homœopathie locale. Quelques physiologistes ont prétendu que la vapeur du tabac enveloppait l’esprit de brouillards : cette observation est démentie par le Hollandais, qui vit dans un nuage et dont l’esprit est plus précis, plus positif, plus net dans les détails que celui d’aucun