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endroits, pendue à l’épaule, une corne de bœuf dans laquelle il souffle, soit pour donner le signal du départ, soit pour faire lever les ponts ou pour prévenir les bateaux qui viennent du côté opposé sur le même canal; mais le plus souvent il se contente d’avertir avec la voix. De distance en distance, la barque s’arrête pour prendre ou pour descendre les voyageurs. Quand le trekschuit traverse les villes, on délie le cheval et l’on se dirige avec la perche à travers les embarras de bateaux. Les bateliers hollandais ne sont ni bruyans ni querelleurs; c’est un plaisir de les voir manœuvrer en silence sur les eaux silencieuses.

Ces barques sont, avec les moulins et la coiffure des femmes, les monumens caractéristiques des mœurs hollandaises. Quelquefois elles n’ont à franchir que de courtes distances, comme par exemple de La Haye à Delft; ce sont alors des omnibus sur l’eau. Quand la traversée est longue, chacun s’établit dans la cabine comme dans sa chambre et continue ses affaires, car il est dans la nature du Hollandais de ménager l’étoffe dont la vie est faite. On écrit, on mange, on dort. Les femmes se livrent à des travaux d’aiguille, les plus vieilles tricotent. De telle ville à telle autre, il y a pour elles la distance d’un demi-bas. Il n’est pas rare que dans la chambre située sur le devant de la barque se trouve par hasard un joueur d’orgue qui charme les lenteurs du voyage en faisant de la musique. Le dimanche surtout, vers le soir, les jeunes filles chantent volontiers en chœur. Cette chanson des eaux a quelque chose de naïf et de doux qui pénètre. Sur les trekschuiten flotte la vieille Hollande avec sa langue, ses mœurs, son originalité consciencieuse et forte. Sur les chemins de fer, il est rare, pour un voyageur venu de France, de trouver des compagnons de route qui ne le comprennent pas; dans les barques, il est au contraire très rare de rencontrer des Hollandais qui entendent et qui parlent le français. On croit généralement que pour s’identifier avec une nation étrangère, il faut en posséder la langue. Le principe est vrai, mais il faut y apporter quelques restrictions. En Hollande, où il y a de la candeur dans les rapports, on est souvent d’autant moins étranger qu’on parle moins ou plus mal la langue du pays. La nécessité de s’entendre à demi-mot, le langage par signes, le mélange de sons mal prononcés ou entendus de travers, tout cela crée une sorte de courant sympathique d’où naît une manière d’intimité. Il y a des trekschuiten où l’on passe la nuit. Vers six heures du soir, quand le maître de la barque est affable (et nous n’en avons guère trouvé d’autres), il vous invite à prendre le thé. On voit alors sortir d’une petite armoire des tasses, un sucrier et une théière en poterie noire qui ne manque point d’élégance. La bouilloire pose sur une espèce de seau revêtu de dessins chinois et dans lequel est un vase