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forces de la nature avec des abstractions. En Hollande, l’homme est sans cesse ramené au sentiment de la réalité par le soin de sa propre conservation et par les obstacles matériels qu’il doit vaincre à chaque pas. Il en résulte une disposition morale qui n’est point sans valeur. La qualité dominante du Hollandais, qu’il porte même quelquefois très haut et très loin, c’est le bon sens. Suivant que ce bon sens s’associe à l’esprit, à la raison encyclopédique ou au génie médical, il donne Érasme, Hugo Grotius ou Boerhaave. On a remarqué chez les Hollandais, surtout chez les habitans de la Frise, une disposition native aux sciences exactes, un attachement au réel et au solide poussé souvent jusqu’à la manie. Il n’est pas rare de trouver dans la Frise des fermiers riches qui, craignant d’aventurer leurs fonds dans des placemens incertains, convertissent leurs revenus en cafetières ou en plats d’or. Cette défiance du chimérique est encore un trait local. Il est dans la nature de l’homme de s’attacher d’autant plus aux biens matériels que la possession de ces biens est plus menacée. Sur une terre que ronge la mer, et dont certaines parties ont fait naufrage, on ne court point après les ombres ; on saisit d’une main prudente ce qu’il y a de plus stable et de moins trompeur dans la richesse.

On a souvent comparé la république des Provinces-Unies à la république de Venise : il y a entre l’une et l’autre la différence de la fourmilière et de la ruche. À celle-ci le ciel bleu, les fleurs et le poignard ; à celle-là les sombres magasins, les mœurs sobres, le dévouement occulte. Le premier venu admirera la république dorée et parfumée des abeilles : il faut être naturaliste pour reconnaître ce qu’il y a de grand dans la république des fourmis, — cette abnégation des jouissances, cette science économique des approvisionnemens, cet ordre dans la distribution des travaux, cette assistance mutuelle entre les citoyens. La Hollande, pour être connue et appréciée, a besoin qu’on l’observe de près ; ses qualités ne sont point de celles qui s’affichent, ni de celles qui forcent l’attention et la sympathie. Un des étrangers qui ont le mieux vu et jugé les Pays-Bas est encore, après deux siècles, l’Anglais William Temple : « La Hollande, dit cet homme d’état célèbre, est une contrée où le caractère national inspire plus d’estime que d’amour. » Ce qu’on aime chez les nations comme chez les femmes, c’est souvent moins leurs qualités que leurs défauts. Le Hollandais a peu de défauts, et quant à ses qualités, elles sont plus solides que brillantes. N’en déplaise cependant au bon William Temple, quand on a reçu de la Hollande cette hospitalité libre et généreuse qui est ici dans les mœurs, quand on rencontre à chaque pas autour de soi cette obligeance parfaite et universelle, cette bonhomie fine et éclairée, cette sincérité de cœur qui est dans le génie de la race, on éprouve pour le caractère hollandais un sentiment plus tendre que l’estime.