Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/769

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lombards, dont elle repoussa les attaques et incendia la flotte, au commencement du IXe siècle. Monsieur le vicomte a interverti les rôles, il a sans doute voulu dire que la république de Venise, qui est le premier corps politique formé en Europe depuis la chute de l’empire romain, a presque toujours eu de bonnes relations avec la couronne de France. Notre politique, qui n’a jamais été, comme chez vous, un caprice de prince, mais le fruit de la sagesse et de la nature des choses, nous a fait souvent rechercher l’alliance de la France, et quelquefois aussi nous a imposé le devoir de combattre son ambition. Puisque l’histoire vous est si familière, continua Mocenigo avec cette ironie froide et polie qui caractérisait la plupart des grands seigneurs vénitiens, vous devez avoir lu dans Villehardouin, votre premier historien, comment, sans le concours de notre marine, les puissans barons de France n’auraient pas entrepris la conquête de Constantinople, qu’ils n’ont pas su garder. Un autre de vos historiens, Philippe de Commines, a dû vous apprendre également que le gouvernement de Venise, dont il parle avec une admiration intelligente, n’avait pas voulu se laisser entraîner à la remorque d’un roi aussi aventureux que votre Charles VIII. Enfin, monsieur le vicomte, si Venise a consenti à donner une de ses filles à un membre de la maison de Lusignan, comme elle a sanctionné plus tard l’alliance de Bianca Cappello avec le grand-duc de Toscane; si elle a reçu avec éclat le roi de France Henri III, dont elle a inscrit le nom sur son livre d’or; si elle a échappé à la figue de Cambrai, formée contre elle par le roi Louis XII, donné des marques de sa munificence à Louis XIV en lui envoyant un des meilleurs tableaux de Paul Véronèse[1] ; si enfin elle a tout récemment accueilli un des descendans fugitifs de ce prince, vous m’accorderez que ce sont là des actes politiques d’une puissance qui a toujours été maîtresse de sa destinée, et qui n’a jamais trouvé chez la France qu’ingratitude et souvent même hostilité pour prix d’une pareille conduite.

— Vous êtes cruel, monsieur, et vous profitez de vos avantages en politique plus habile que généreux, dit le comte de Narbal en souriant. Toutefois permettez-moi de vous dire que ce qui se passe actuellement dans mon pays est bien moins une révolution locale, comme celles qui ont eu lieu depuis l’origine de la monarchie, qu’une évolution de l’esprit humain qui pourrait bien intéresser toutes les puissances de l’Europe. Ce n’est ni Voltaire ni Rousseau, comme le croient tant d’imbéciles, qui ont amené la crise formidable où nous sommes engagés, et dont je n’espère pas voir la fin. Ces deux grands philosophes n’ont été que les instrumens du destin, ou, si vous aimez

  1. Le Repos chez Simon le pharisien au musée du Louvre, n° 104.