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Zeno, le héros de la famille, l’un des personnages les plus curieux de l’histoire de Venise, qui sauva la république, en 1380, contre les Génois, qui assiégeaient Chiozza. Venaient ensuite des procurateurs, plusieurs ambassadeurs, le portrait de ce cardinal Zeno dont le tombeau occupe une chapelle particulière dans la basilique Saint-Marc, et celui de plusieurs femmes, parmi lesquelles on remarquait la mère de Beata, d’une beauté frappante.

Lorenzo fut présenté à la compagnie par le sénateur, et chacun s’empressa d’accueillir le chevalier Sarti comme un membre de la famille Zeno et comme un égal dans cette minorité choisie de la société européenne. Il y avait parmi les convives quatre émigrés français : un marquis de la Rochenoire, de la province du Vivarais, homme fier et tout imbu des préjugés de sa caste; le comte de Narbal, esprit éclairé et sage qui ne partageait aucune des illusions de ses compagnons d’infortune, et qui subissait, en gémissant, un exil qu’il s’était imposé par devoir; le baron de Laporte, d’un caractère aimable et futile, effleurant toutes choses sans pouvoir se fixer sur rien, aimant les arts et la petite littérature de son temps; enfin le vicomte de Toussaint, jeune homme d’un ridicule parfait, ignorant et hâbleur, bravache et poltron, qui, après s’être avisé de tournoyer autour de Beata, avait été renvoyé par un regard foudroyant à son blason, aussi équivoque que ses mœurs. Dans ce dîner, où la magnificence du service répondait aux habitudes fastueuses et hospitalières de la noblesse vénitienne, dont Marco Zeno avait tant à cœur de conserver les traditions, la conversation, d’abord languissante et gênée à cause de la présence des émigrés français, finit par se fixer sur un incident du jour qui préoccupait tous les esprits. La maison de l’ambassadeur de Venise à Paris, Alviso Pisani, venait d’être envahie par le peuple. L’ambassadeur avait reçu de la république l’ordre de quitter la France et de se rendre en Angleterre sans bruit et sans protestations, pour ne pas rompre les relations diplomatiques des deux pays.

— C’est une lâcheté, dit François Pesaro, qui était au nombre des convives, et dont la tête forte et le visage anguleux révélaient la ténacité du caractère. Ce n’est point ainsi que se seraient conduits nos pères avec un peuple de gueux, de malcalzoni.

— Nos pères étaient forts et nous sommes faibles, répondit Antonio Cappello, dont la sagacité avait si bien apprécié la révolution de 1789, qu’il avait vu commencer à Paris, où il était ambassadeur de Venise. Sa figure fine et triste trahissait les appréhensions de son âme sur le sort de son pays.

— Nous sommes faibles parce que nous sommes irrésolus, répondit le père du chevalier Grimani, qui partageait les opinions de