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chevalier Sarti dans les hautes sphères de la vie sociale, descendaient le Grand-Canal par une nuit éclatante, suivis de barques chargées de musiciens dont les rhythmes, les mélodies et les joyeux accords s’exhalaient dans l’espace et les sinuosités voisines, il n’est pas de parole humaine qui pût exprimer la béatitude qu’ils éprouvaient. Lorenzo ne pouvait détourner ses yeux de ceux de Beata, dont le noble maintien était plus expansif désormais, et laissait entrevoir au fond de son âme, ainsi que dans une source pure, l’amour s’épanouissant comme une fleur d’espérance. O jeunesse, amour qui en féconde les nobles instincts, poésie qui s’en dégage et monte à l’esprit comme une essence généreuse, vous êtes la triple manifestation d’une seule et même vérité, le principe de toute inspiration et de toute grandeur morale ! Heureux celui qui n’a point oublié les rêves de l’âge d’or ! mille fois heureux l’homme qui, sous des cheveux blanchis, entend encore vibrer au fond de son cœur la voix d’un premier amour ! Le chevalier Sarti sera toute sa vie un grand et sérieux enfant, et, lorsqu’il rencontrera sur sa route douloureuse cette femme qu’il nomme Frédérique, il croira se réveiller d’un long sommeil et voir se relever devant lui l’image des jours fortunés !

Le sénateur Zeno, qui ne s’occupait jamais de ce qui se passait dans l’intérieur de son palais, et qui laissait à Beata une entière liberté dans l’ordonnance de ses plaisirs domestiques, manifesta la volonté de donner un grand dîner pour lequel il fixa lui-même la liste des invités. Les Grimani, les Dolfin, les Badoer, les Mocenigo et les divers membres de sa propre famille, au nombre de soixante personnes, furent réunis dans une magnifique salle à manger qui était, après la bibliothèque, la pièce la plus remarquable du palais. Dessinée dans le goût somptueux de la renaissance, elle était si spacieuse, qu’elle aurait pu contenir aisément deux cents convives. Des crédences sculptées avec un art infini, remplies d’argenterie, de vaisselle, des porcelaines et des cristaux les plus rares, formaient quatre grands panneaux d’une élévation moyenne au-dessus desquels était rangé un grand nombre de portraits de famille. Celui du doge Renier Zeno, qui avait régné de 1252 à 1268, et sous le gouvernement duquel fut construit le premier pont du Rialto, qui était d’abord en bois, occupait la place d’honneur. On l’attribuait à Jean Bellini, qui l’aurait peint d’après une esquisse remontant au XIIIe siècle. C’était une figure longue, osseuse et froide, d’une expression noble et sévère, justifiant le jugement porté par l’histoire sur ce prince qui vit éclater la première guerre des Vénitiens contre les Génois : Uomo molto accorto e esercilato net maneggi della republica (homme avisé et très entendu dans le gouvernement de la république). Sur le panneau opposé, en face du doge, était le portrait de Charles