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écrivit à Cadolce, au saint oncle de Beata, et celui-ci approuva de tout son cœur cette ascension de son cher Lorenzo dans la hiérarchie sociale, qui fit aussi la joie et le bonheur de Catarina Sarti.

Il y eut à la suite de cette journée dans la vie de Lorenzo et de Beata quelques heures de cette félicité suprême que doivent goûter les âmes qui ont franchi sans remords la rive éternelle. Tout souriait à leurs vœux. Ils se voyaient sans contrainte; les domestiques, l’abbé Zamaria, le sénateur, les amis. Dieu et les hommes semblaient approuver une union si charmante. Ils allaient ensemble dans les cercles, aux théâtres, aux concerts, et partout ils rencontraient des visages joyeux qui paraissaient prendre part à la fête de leurs cœurs. L’idée du prochain départ de Lorenzo pour Padoue venait bien obscurcir un peu l’horizon qui s’ouvrait devant eux, mais l’espoir qu’après une absence dont on ne fixait pas la durée, ils seraient unis pour ne jamais se quitter, dissipait ces légers nuages et gonflait la voile qui les menait au bonheur entrevu. Le chevalier Grimani lui-même avait accueilli Lorenzo avec bonne grâce et ne paraissait ni surpris ni inquiet de la nouvelle position qu’on lui avait faite dans la famille Zeno. Il n’était pas moins empressé auprès de Beata, et sa contenance ne trahissait aucun embarras. Parmi les étrangers qui affluaient alors à Venise, les uns attirés par le plaisir, les autres par les événemens politiques qui préoccupaient l’Europe et particulièrement les puissances de l’Italie, on remarquait surtout un grand nombre d’émigrés français. La révolution de 1789, qui, aux yeux de quelques rares philosophes et hommes d’état comme Marco Zeno, était l’événement le plus considérable survenu en Europe depuis la réforme de Luther, ne semblait à cette foule étourdie qu’une fièvre passagère qui devait avoir son cours et qui s’arrêterait bientôt devant les remèdes énergiques qu’on se disposait à lui administrer. Les émigrés, pleins de confiance dans l’avenir, et qui s’attendaient d’un jour à l’autre à rentrer en vainqueurs dans leur pays, qu’ils avaient quitté comme pour un voyage d’agrément, dépensaient à Venise le peu d’argent qu’ils avaient encore et leurs dernières illusions. L’aristocratie vénitienne les avait accueillis avec empressement, et les lois politiques qui défendaient aux nobles de recevoir dans leurs palais et de fréquenter des étrangers avaient dû fléchir devant des intérêts de caste qui se confondaient avec ceux de l’ordre social menacé par les idées nouvelles. Aussi jamais Venise n’avait été plus gaie, jamais ses casini, ses théâtres, ses canaux et la place Saint-Marc n’avaient retenti d’acclamations plus bruyantes, n’avaient caché de voluptés plus exquises et de rêves plus enivrans. Lorsque Beata et Lorenzo, dans la gondole du sénateur, qui les admettait tous deux en sa présence, comme s’il eût voulu fêter l’avènement du