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d’un Buranollo, d’un Cimarosa, ne sont pas dignes de fixer l’ambition de monsieur Lorenzo Sarti? Gesù Maria! quel serpent ai-je donc réchauffé dans mon sein ! — Et, sautant précipitamment hors de son lit sans se donner le temps de prendre aucun vêtement, il se mit à cheval sur une chaise qui était devant son clavecin, et chanta à pleine voix un fragment d’un délicieux trio de Clari :

Addio, campagne amené,
Dove già lieto pascolai l’agnelle.[1]


avec un feu, une passion et un entrain qui faisaient tressaillir sa frêle charpente et la petite bosse qu’il avait sur les épaules. — Trouverais-tu au-dessous de ta dignité de pouvoir composer un pareil chef-d’œuvre de grâce? dit-il en se tournant vers Lorenzo, dont la contenance était fort embarrassée en voyant la singulière posture de l’abbé à califourchon sur une chaise. Sur ces entrefaites on frappa à la porte, et le vieux Bernabo entra dans la chambre en disant : — Signor Lorenzo, son excellence vous demande ainsi que monsieur l’abbé. — Diable! répondit Zamaria, un peu confus de sa toilette qui fit sourire le cameriere, que nous veut-il donc?

Lorenzo, un peu inquiet de l’invitation qu’il venait de recevoir, descendit au premier étage et fut introduit auprès du sénateur dans la grande bibliothèque du palais, où il se tenait le plus habituellement. Il était assis auprès d’une table chargée de livres et de papiers, dans un grand fauteuil de cuir noir surmonté de ses armes sculptées en bois. Sa fille était à côté de lui, parcourant un recueil de vieilles estampes. Sa tête blanche, sa physionomie sévère, son maintien grave, où l’âge, l’expérience et l’autorité avaient imprimé leurs traces indélébiles, ne faisaient que mieux ressortir les cheveux blonds, abondans et ornés de fleurs, la grâce et la jeunesse enchantée de Beata. — Asseyez-vous, dit le sénateur à Lorenzo, dont l’émotion s’était accrue en la présence de Beata, qui n’avait osé lever les yeux sur lui.

On attendait l’abbé Zamaria, qui s’habillait, et pendant ce temps Lorenzo, plein d’anxiété sur la scène qui allait suivre, regardait vaguement les belles reliures qui remplissaient les rayons de la bibliothèque, l’une des plus riches et des plus choisies de Venise. Les bibliothèques étaient nombreuses dans une ville qu’on avait surnommée la librairie du monde, et où l’imprimerie fut introduite dès l’année 1459. Indépendamment de la grande bibliothèque de Saint-Marc, qui doit son origine au don que fit Pétrarque de ses manuscrits à la république en 1380, et de celle de Saint-George, fondée par la

  1. « Adieu, paysage enchanté où j’aimais à conduire paître mon troupeau. »