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venait de prendre son café, dont la tasse vide était près de lui à côté de sa perruque et de quelques bouquins qu’il lisait le soir avant de s’endormir. Ses petits yeux malins scintillaient sous un énorme bonnet de nuit que retenait un ruban de soie un peu usé. Il était comme toujours d’une humeur facile et prête à déborder en une loquacité intarissable. Après avoir parcouru d’un œil scrutateur la cartella que lui avait présentée Lorenzo : — Voilà qui est bien, dit-il en se frottant les mains. Te voilà maintenant en état de naviguer comme un bon marin à travers vents et marées sans craindre de voir chavirer la navicella del tuo ingegno, comme dit le poète que tu préfères. Viennent les idées, vienne l’inspiration, sans laquelle on n’est jamais qu’un brontolone di contrapunto, un radoteur de contre-point, et tu feras ton chemin comme les autres. C’est que, vois-tu, mon cher Lorenzo, Dieu a arrangé les choses de manière que l’art sans l’inspiration, ou l’inspiration sans l’art, sont comme un paralytique et un aveugle qui ne voudraient point s’entr’aider : ils feraient un fiasco épouvantable et seraient condamnés à l’immobilité. Il faut le concours de la grâce et du libre arbitre, disent les théologiens, pour faire un bon chrétien, et Horace, qui savait tout, et que tu n’as pas lu aussi attentivement que je l’aurais désiré, a posé cette même question bien avant saint Augustin et les docteurs de l’église, quand il dit dans son Art poétique :

Naturà fleret landabile carmen, an arte,
Quæsitum est. Ego nec studium sine divite venâ
Nec rude quid prosit video ingenium, alterius sic
Altera poscit opem res, et con urat amicè.


Cela veut dire que le génie sans l’étude ou l’étude sans le génie ne peuvent rien créer de durable ; en d’autres termes.

Aide-toi, le ciel t’aidera,


tant il est vrai, mon cher enfant, que les principes les plus abstraits de l’esprit humain ont leur source dans le sens commun !

— Garde-toi donc bien, continua l’abbé, d’imiter l’exemple de ces jeunes compositeurs du jour, qui parlent avec un suprême dédain de ce qu’ils appellent les combinaisons abstruses du contre-point. C’est absolument comme s’ils se moquaient de la logique de l’esprit humain, car le contre-point, dont l’étymologie punctum contra punctum indique un vieux système de notation[1] qui a précédé l’invention de la portée par Gui d’Arezzo et les premiers tâtonnemens de l’harmonie, n’est rien moins que l’ensemble des lois qui règlent

  1. Le système neumatique.