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cherchait à dissiper la réserve de son amie et à exciter son cœur, dont elle possédait maintenant le secret, à plus d’abandon : pensée délicate, qu’une femme seule peut concevoir. Lorenzo était dans un ravissement inexprimable. L’arrivée de Tognina à Venise, ses familiarités aimables, les questions qu’elle lui avait adressées, la brusque disparition de l’abbé Zamaria, la contenance moins sévère de Beata après l’épisode du serrement de main, enfin tous les incidens de la journée lut paraissaient révéler l’intention de confirmer son bonheur et d’enhardir ses espérances. Aussi avait-il peine à contenir sa joie, et son imagination, toujours un peu romanesque, se plaisait à voir dans le baiser de Tognina et dans la branche de chèvrefeuille qu’elle avait placée à sa boutonnière une réponse indirecte que faisait Beata à la lettre qu’il avait osé lui écrire. Cela donnait à son esprit une liberté d’allure qu’il n’avait jamais eue qu’avec la Vicentina, et qui surprit la fille du sénateur non moins que son amie.

On vint avertir que la collation était prête, et tous trois se rendirent dans le camerino qui leur était désigné. C’était le même où Lorenzo s’était trouvé avec la prima donna, ce qu’il reconnut aussitôt à quelques détails d’ameublement et au campanile de Saint-Marc, qui pointait hardiment à l’horizon d’azur. Une petite table, placée près de la fenêtre qui ouvrait sur la mer, était chargée de fruits, de pâtisseries, de plusieurs flacons d’un vin doré qui pétillait comme la flamme, et de quelques vases de fleurs qui se détachaient sur la blancheur du linge comme une aspiration généreuse dans une vie de labeur. Ces deux jeunes filles, d’une physionomie si différente, assises autour d’une table qui réjouissait le regard, ayant en face d’elles un jeune homme de dix-sept ans, que le souffle de l’amour épanouissait comme un arbrisseau à la sève trop vivace, présentaient une de ces scènes de printemps telles que le Giorgione aime à les reproduire dans son œuvre, qu’on devrait intituler un rêve de sociabilité élégante.

— Signor Lorenzo, dit Tognina en lui montrant un bouquet de cerises qu’elle se disposait à manger, je voudrais bien savoir s’il y a de la poésie là dedans, puisque vous en trouvez partout !

— Sans doute, répondit-il avec assurance, car elles sont aussi belles que bonnes, et aussi agréables au goût qu’à la vue.

— Mais, répliqua la jeune fille avec cet instinct logique qui est le propre des femmes et des enfans, si le fruit délicieux que vous me voyez croquer avec tant de plaisir n’était que bon, et qu’il fût privé de cette couleur de pourpre qui semble empruntée aux rayons de l’aurore, aurait-il encore le privilège d’être ce que vous appelez poétique ?

— Vous qui traitiez tout à l’heure Platon de vieux radoteur,