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arrière à parler aux gondoliers. — Il est bien remarquable, ton frère d’adoption, dit Tognina. Et tu l’aimes?

— Ah ! répondit Beata avec un soupir, en prenant la main de son amie qu’elle pressa sur son cœur, je l’adore !

Lorenzo vint bientôt les rejoindre au jardin du casino, qui était tout resplendissant de fleurs printanières, et dont la charmille, qui longeait la terrasse donnant sur la mer, offrait déjà un abri de verdure contre l’éclat du soleil. Il les trouva se promenant et causant le long de ces petites allées, fort soigneusement entretenues.

— Cela ne vaut pas le parc et le jardin de Cadolce, où j’espère bien te voir cette année, dit Tognina à son amie.

— Je ne partage pas ton espoir, répondit Beata. Je vois mon père trop préoccupé et trop soucieux des affaires de l’état pour croire qu’il puisse quitter Venise de si tôt.

— Et vous, Lorenzo, reprit Tognina d’un air malicieux, ne viendrez-vous pas faire une visite à votre mère, que vous n’avez pas revue depuis votre départ de La Rosâ?

— Ce serait le plus vif de mes désirs, répondit-il, si j’étais le maître de mon temps, et si l’abbé Zamaria voulait y consentir.

— Mais, dit Tognina, à quoi employez-vous donc ce temps si précieux, que vous ne puissiez vous donner quelques jours de répit? L’abbé Zamaria est-il devenu si exigeant, qu’il ne consente à vous laisser un peu de liberté? Cela m’étonnerait bien de sa part.

— Je ne manque ni de liberté ni de loisirs, et je suis plus embarrassé de l’indépendance qu’on me laisse que je ne le serais du joug que je recherche.

— Cela est trop subtil pour mon esprit, répliqua la jeune fille avec gaieté, et c’est probablement dans Platon ou dans les poèmes de Dante que vous avez puisé ce beau langage que je ne comprends pas. On m’a assuré que ces deux vieux radoteurs, que je n’ai jamais lus grâce à Dieu, sont toujours sur votre table de travail.

— Et qui donc vous a si bien instruite de mes lectures? répondit vivement Lorenzo. On vous a dit vrai, je lis et relis sans cesse ces radoteurs, comme vous les qualifiez. Joignez-y Homère et Rousseau, que vous ne connaissez pas davantage, et vous aurez le nom de mes meilleurs amis, avec qui j’aime à m’entretenir dans les heures de solitude et de tristesse.

— Ah ! mon Dieu, s’écria la malicieuse jeune fille, la tristesse d’un bambino de dix-sept ans! Et quel remède trouvez-vous dans ces auteurs favoris contre la noire mélancolie qui dévore vos jours?

— J’y trouve des rêves divins qui consolent de la réalité, j’y trouve la poésie, qui vaut mieux que l’histoire, répliqua Lorenzo avec exaltation.