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— Eh bien! répliqua Beata avec une joie qu’elle ne sut pas contenir, si tu veux, nous irons nous y promener. Mon père est occupé et passera probablement la journée au palais de la seigneurie. Allons donc à Murano, où nous trouverons de beaux jardins en fleurs et tout ce qui est nécessaire à l’agrément de la vie. Je ne vous retiens pas, dit-elle d’un ton plus sérieux à Lorenzo, et si vous avez des projets, vous êtes libre.

— Il est trop poli et trop aimable cavalier, répondit Tognina avec gaieté, pour laisser deux femmes seules. J’aime à me flatter, continua-t-elle, que notre société lui est plus agréable qu’importune.

— Je n’ai pas mérité, signora, répondit Lorenzo avec un accent ému, que vous puissiez douter de mon zèle et de mon obéissance.

— Il ne s’agit ni d’obéissance ni de zèle, répliqua vivement Tognina, mais du plaisir que vous pouvez trouver dans notre compagnie.

— Je vous répondrai encore, dit Lorenzo en baissant les yeux, que je n’ai pas mérité qu’une pareille question me soit adressée.

— A la bonne heure! répondit Tognina en lui tendant la main, voilà qui est parler en vrai Vénitien; c’est clair et concis.

Sur un ordre de Beata, les gondoliers prirent le chemin de Murano. C’était bien une idée de femme que celle qu’eut la fille du sénateur de revoir les lieux où son cœur avait tant souffert, et d’y conduire enchaîné celui qui l’avait si cruellement outragée. C’est que le bonheur se compose bien moins de la possession tranquille et absolue de ce qu’on aime que du sentiment que donne la préférence dont nous sommes l’objet. Nous avons besoin de montrer au monde les marques de notre félicité, et l’envie qu’elle excite accroît notre jouissance et en perpétue la durée. Beata, qui n’avait pas prévu les incidens de la journée, et qui ne pensait pas surtout que l’abbé Zamaria, après avoir amené Lorenzo avec lui au Lido, s’en irait tout seul prendre ailleurs sa part de la joie commune, saisit avec empressement l’occasion qui lui était offerte de constater sa victoire sur le théâtre même où avait eu lieu la chute. La présence de Tognina la rassurait d’ailleurs et lui permettait de savourer sans scrupules son innocente malice. Après avoir traversé plusieurs canaux étroits et assez obscurs, la gondole vogua bientôt en pleine mer par une de ces journées qui doublent le prix de l’existence en nous rapprochant de la nature, dont la vie se mêle à la nôtre et nous fait ressentir ses moindres tressaillemens. C’est en de pareils momens que l’on comprend cette belle pensée d’un philosophe, qui a comparé le monde à une lyre dont on ne peut toucher une corde sans faire vibrer l’harmonie de l’ensemble[1]. Assises l’une près de l’autre comme deux

  1. Plotin.