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tourbillon lumineux. Le ciel était magnifique, et à voir ces barques pavoisées de mille couleurs suivre le sillage du Bucentaure, qui se balançait sur les vagues dociles, on aurait dit une de ces théories de la Grèce sortant du Pirée sur une trirème symbolique et allant porter le tribut annuel aux dieux des îles Fortunées. Passant devant l’arsenal, les mariniers saluèrent une image de la Vierge très vénérée du peuple, et après s’être arrêté un instant à l’île Sainte-Hélène, où il y avait un couvent de pauvres moines qui offrirent au doge, selon un antique usage, un déjeuner frugal composé de châtaignes bouillies, le cortège s’avança vers le Lido. Alors, le Bucentaure faisant halte en pleine Adriatique, le prince de Venise, du haut d’une balustrade dorée qui bordait la poupe, prononça les paroles sacramentelles d’une perpétuelle domination et jeta à la mer l’anneau nuptial. Mille cris d’allégresse, mêlés au bruit du canon, des cloches et des fanfares, annoncèrent l’accomplissement de la cérémonie. Les chanteurs de la chapelle ducale, qui avaient leur place assignée dans la partie supérieure du Bucentaure, entonnèrent un madrigal à quatre parties que Lotti avait composé expressément pour la circonstance, en 1736. Ce morceau eut un tel succès à l’époque où il fut exécuté pour la première fois, que tout le monde s’empressa de le copier et qu’il se répandit dans toute l’Italie. Les paroles, qui étaient d’un noble vénitien, Zaccharia Valaresso, exprimaient une pensée à la fois politique et religieuse. Le poète demandait à Dieu de protéger et d’étendre la domination de Venise sur la mer jusqu’au jour funèbre où la lune s’éclipserait aux yeux du monde qu’elle éclaire. C’était une paraphrase de ces mots de la Genèse : « Dieu a posé un fondement au milieu des eaux; » posuit firmamentum in medio aquarum. Le madrigal de Lotti, par la couleur religieuse et mondaine qui le caractérise, n’étant franchement écrit ni dans la tonalité moderne, ni dans celle du plain-chant, semble un nouveau témoignage de la civilisation complexe de Venise, où le paganisme n’a jamais été vaincu[1]. Après avoir entendu la messe à la petite église de Saint-Nicolas du Lido, le doge et sa suite remontèrent sur le Bucentaure, qui, toujours escorté par de nombreuses péottes, des galères et une nuée de gondoles d’où s’échappaient des e viva San Marco, evohé! evohé! regagna la cité glorieuse des plaisirs, née, comme Vénus, de la blanche écume de la mer fécondée par un rayon de poésie.

Arrivée au palais ducal, sa sérénité réunit les grands de l’état, les ambassadeurs et les princes étrangers à. un banquet vraiment royal, dans une salle uniquement destinée à cet objet, et qui portait le nom

  1. Le madrigal de Lotti, dont il est parlé ici, se trouve dans la Collection de musique vocale et classique de M. le prince de la Meskowa.